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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

la mer en retentissoit toute. Le premier jour que ils entrèrent eu leurs vaisseaux, en eux assemblant, ils ancrèrent ; et se tinrent la nuit et le vêpre à l’ancre en l’embouchure de la haute mer. Et devez savoir que tous les varlets et les chevaux demeurèrent derrière. Un cheval de soixante francs on l’avoit à Gennes, à leur département, pour dix francs ; car plusieurs chevaliers et écuyers, qui en ce voyage alloient et se mettoient, ne savoient quand ils retourneroient ; et si n’avoit-on que cinq chevaux à Gennes gouvernés pour un franc ; et pour ce au départir ils en faisoient argent, mais c’étoit petit. Et étoient en nombre environ six vingt galées et deux cents vaisseaux toutes garnies et pourvues de gens d’armes et d’arbalêtriers, et de pavescheurs[1], et plus de cent vaisseaux garnis de pourvéances de ce qui leur besognoit.

À lendemain, droit au point du jour, ils désancrèrent du lieu où ancrés étoient et nagèrent tout ce jour à force de rivières, côtoyant les terres, et la nuit aussi. Le tiers jour de leur département ils vinrent à Portefin, et là ancrèrent et furent la nuit au port. Et au lendemain au point du jour ils désancrèrent et nagèrent, et vinrent à un autre port et ville que on dit Port-Vendres, et la ancrèrent et se rafraîchirent, et à lendemain au point du jour ils se désancrèrent et passèrent outre ; et se boutèrent au parfond en la garde de Dieu, de Notre Dame et de Saint George ; et trouvèrent premièrement l’île d’Albe, et puis l’île de Querse, et puis l’île de Gorgonne, et l’île de Sardine, et passèrent le gouffre du Lyon, qui est moult périlleux et doutable à passer. Mais le chemin qu’ils alloient, ils ne le pouvoient eschever. Là furent-ils en grand péril d’être tous perdus, et par fortune de vents d’hiver, d’orages et de temps. Et n’y avoit si sage patron ni maronnier qui y sçût mettre ni donner conseil, fors que attendre la volonté de Dieu et l’aventure ; et s’épartirent généralement et s’en allèrent l’un çà et l’autre là. Et dura celle tempête un jour et une nuit. Quand celle tempête fut passée et la mer apaisée, et les vents revenus plus souefs, les patrons et les nautonniers, qui la mer connoissoient, prirent le chemin comme près ou comme en sus que ils en sçussent pour venir en l’île de Coumières, qui siéd à trente milles d’Afrique, la ville là où ils vouloient et tendoient à aller ; car à l’entrée au gouffre du Lyon les patrons et les meneurs des galées et des vaisseaux avoient eu conseil et relation ensemble, et avoient dit et proposé ainsi : « Si nous avons fortune trop diverse, et que nous perdons notre chemin et la vue l’un de l’autre, si nous redressons en l’île de Coumières et là attendons tous l’un l’autre. » Ainsi, comme proposé l’avoient, ils le firent, et les premiers qui au dit île vinrent attendirent les seconds et les derniers. Et avant que tous fussent venus, cils qui épars étoient parmi la mer, ils mirent bien neuf jours. En l’île de Coumières a de plusieurs beaux ébattemens, combien qu’il ne soit pas grand. Si se rafraîchirent les seigneurs ; et louèrent Dieu, quand ils eurent la connoissance que tous, sans perte ni dommage, ils se trouvoient là assemblés ; et quand ils se voulurent départir, les patrons et les seigneurs de France, qui souverains étoient des autres, eurent conseil et collation ensemble pour eux pourvoir de conseil et d’avis, quand ils sçurent que si près de la ville d’Affrique étoient, comment au venir sus ils se maintiendroient.

Nous nous souffrirons pour le présent à parler des seigneurs de France et de leur arroy, car temprement nous y retournerons, et parlerons de’plusieurs autres besognes qui en celle saison avinrent en France, et par espécial au pays d’Auvergne, en la marche de la terre le comte Dauphin, lequel étoit en ce voyage dont je parlois présentement.

CHAPITRE XIV.

De un capitaine robeur, nommé Aimerigot Marcel, qui tenoit un fort châtel ès marches de Rouergue, nommé la Roche de Vendais, et comme il fut assiégé du vicomte de Meaux, et la prise du dit châtel et comment depuis le dit Aimerigot fut pris et mené à Paris.


En celle saison que la cueillette de gens d’armes se fit en France pour aller en Barbarie, et que ils n’avoient entendu fors de fournir leur voyage sur forme de bonne entente et pour exaulser la foi chrétienne, autres imaginations mauvaises et traîtreuses étoient ès cœurs des pillards et robeurs qui se tenoient en Auvergne et en Rouergue, et en Limousin, quoique les pays cuidoient bien être assurés : et le dussent par

  1. Hommes couverts de boucliers ou pavois.