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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/85

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LIVRE IV.

son conseil étoient. Il conta là ces nouvelles en une chambre et il les sçut bien dire ; il fit lire la lettre que Tournemine lui avoit escripte et envoyée. Et de ces nouvelles fut-on tout réjoui. Et dirent les seigneurs : « Telles manières de pillards ne peuvent venir à bonne fin, quoiqu’ils attendent ni comme longuement que on y mette. »

Conseil fut que le duc de Berry se chargeroit de cette besogne, et l’envoyeroit quérir par le sénéchal d’Auvergne, et l’amèneroit à Paris ; et seroit mis dedans le châtel de Saint-Antoine ; et lui la venu, le prévôt du Châtelet en ordonneroit. Encore fut accordé que Tournemine, pour le bel et bon service qu’il faisoit à la couronne de France, tous maltalens et inconvéniens lui étoient pardonnés ; et de ce on fit lettres patentes et ouvertes, lesquelles le varlet rapporta en Auvergne à son maître, qui s’en contenta et confia bien sus.

Depuis ne demeura guères de temps que le sénéchal d’Auvergne, par une commission qu’il eut du duc de Berry, s’en vint au châtel de Tournemine ; et là lui fut délivré Aimerigot Marcel, qui fut tout ébahi quand il se trouva en la compagnie de ses ennemis. Que vous ferois-je long record ? Le sénéchal l’amena en la compagnie de gens d’armes tout parmi le pays. Et passèrent Seine et Marne au pont à Charenton, et de là ils vinrent au châtel de Saint-Antoine. Si fut chargé en la garde du vicomte d’Assy, lequel pour ces jours en étoit châtelain. On ne l’y garda guères longuement, quand il fut rendu et délivré au prevôt du Châtelet de Paris et amené en Châtelet. Bien est vérité que il offroit pour sa rançon soixante mille francs ; mais nul n’y vouloit entendre. On lui répondit que le roi étoit riche assez, et que de son argent il n’avoit que faire.

Depuis que Aimerigot Marcel fut rendu au prévôt du Châtelet, on n’en fit pas trop longue garde. Il fut jugé à mourir honteusement comme traître à la couronne de France. Si fut mené un jour en une charrette, en une place que on dit aux Halles, et là tourné au pilori plusieurs fois. Depuis on legy[1] tous ses forfaits pour lesquels il recevoit mort, et là fut de-lez lui moult longuement messire Guillaume de Trin qui moult parla à lui. On supposoit que c’étoit pour les besognes d’Auvergne et pour savoir la vérité d’aucuns capitaines qu’il y avoit, si point étoient participans à son mesfait. Les seigneurs le sçurent bien, mais je n’en pus oncques rien savoir. Il fut là exécuté. On lui trancha la tête, et puis fut écartelé, et chacun des quartiers mis et levé sur une estache aux quatre souveraines portes de Paris. À celle fin Aimerigot Marcel vint. De lui, de sa femme et de son avoir je ne sais plus avant.

CHAPITRE XV.

Comment les seigneurs chrétiens et Gennevois, étant en l’île de Comminières à l’ancre, se mirent hors pour aller mettre le siége devant la ville d’Afrique en Barbarie, et comme ils s’y maintinrent.


Je me suis mis à parler tout au long de la vie Aimerigot Marcel et de remontrer tous ses faits. La cause a été pour embellir sa lame et sépulture, car des bons et mauvais on doit parler et traiter en une histoire, quand elle est si grande comme celle-ci est, pour exempter ceux qui viendront et pour donner matière et action de bien faire, car si Aimerigot eût tourné ses usages et ses argus[2] en bonnes vertus, il étoit bon homme d’armes, de fait et d’emprise, pour moult valoir ; et pour ce que il fit tout le contraire, il en vint à male fin.

Nous nous tairons à parler de lui et retournerons à la noble, haute et belle emprise que les chevaliers de France et d’autres nations firent en celle saison sur le royaume d’Auffrique, et le prendrons droitement là où je le laissai ; il m’est avis que ce fut ainsi que les seigneurs dessus nommés et leurs charges étoient rassemblés en l’île de Comminières[3], après la grand’tempête et péril qu’ils eurent à passer le Gouffre du Lion ; et attendirent là tous l’un l’autre. Car ils étoient à trente milles de la forte ville d’Auffrique, là où ils tendoient à venir et mettre siége. En celle île de Comminières furent-ils neuf jours et se rafreschirent ; et là dirent aux seigneurs les patrons des galées et leurs gouverneurs qui les menoient : « Seigneurs, nous sommes ici sur la plus prochaine terre qui marchisse à la forte ville d’Auffrique, là où nous tendons par la grâce de Dieu, et là où nous voulons mettre le siége. Si nous faut avis et conseil l’un avec l’autre comment nous entrerons au hâavre d’Auf-

  1. On lut.
  2. Finesses.
  3. Commine.