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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

frique, car point vous ne le connoissez si bien que nous le connoissons ; et aussi vous savez plus d’armes que nous ne faisons et trop mieux comme on s’y doit gouverner que nous ne faisons. Nous avons avisé et regardé que, à l’entrer au hâvre et prendre terre pour eux saluer, nous envoierons premiers et mettrons outre nos petits vaisseaux armés que on appelle brigandins, et nous tiendrons à l’entrée du hâvre le jour que nous approcherons et toute la nuit ensuivant. Et à lendemain nous prendrons terre, par la grâce de Dieu, tout à loisir, et nous logerons au plus près de la ville que nous pourrons, hors du trait de leurs bricoles[1], et accosterons notre ost des arbalêtriers Gennevois, lesquels seront toujours prêts aux défenses et escarmouches. Nous supposons assez que, quand nous devrons prendre terre à l’issir hors des vaisseaux, grand’foison de jeunes écuyers des vôtres, pour leur honneur et avancement, requerront à avoir l’ordre de chevalerie. Si les inditterez doucement et sagement comment ils se devront maintenir, ainsi que bien le saurez faire. Si sachez, seigneurs, que nous sommes en bonne volonté de nous acquitter envers vous, et de vous montrer et enseigner par quel point, manière et ordonnance nous pourrons le plus adommager et gréver nos ennemis, et rendrons soin et peine trop grandement en tous états, que la ville d’Auffrique soit conquise, car par trop de fois elle nous a porté trop de dommages et de contraires ; car au côté par devers nous elle est la clef de tout l’empire de Barbarie et des royaumes qui s’ensuivent ; premièrement du royaume d’Afrique, du royaume de Thunes, du royaume de Maroc et du royaume de Bougie. Et si Dieu consent par sa grâce que nous l’avons et tenons, tous les Sarrasins trembleront, jusques en Nubie et jusques en Syrie, et de ce on parlera par tout le monde ; et, avec l’aide des royaumes chrétiens voisins et des îles que nous tenons marchissans à Auffrique, nous le pourrons trop bien obtenir et rafreschir de pourvéances et de nouvelles gens tous les jours ; car ce sera un commun voyage, mais qu’il soit acquitté, pour faire armes tous les jours sur les ennemis de Dieu et de conquérir toujours terre. Avant, chers seigneurs, dirent les souverains patrons de Gênes en la conclusion de leur procès, nous ne vous remontrons pas ce par manière de doctrine ni de grandeur, fors par amour et humilité, car vous êtes tous vaillans et sages, et savez trop mieux comment ce se peut et doit ordonner et faire, que nous ne faisons, qui mêmement en parlons et devisons. » Adonc répondit le sire de Coucy et dit : « Votre parole dite et remontrée par avis ne nous doit fors grandement plaire, car nous n’y véons que tout bien et toute bonne ordonnance ; et sachez que nous ne ferons rien hors de votre conseil, car vous nous avez ci amenés, et désirons tous grandement à faire armes. »

Ainsi fut proposé et avisé de l’île de Comminières, présens le duc de Bourbon et le comte d’Eu et aucuns hauts barons de France, par les souverains patrons gennevois comment, à approcher la forte ville d’Auffrique et au prendre terre, ils se maintiendroient. Quand tout fut bien avisé et ordonné par l’ordonnance des souverains patrons et de l’amiral de mer, et on vit le temps et la mer en point, et l’air coi, clair, sery et attrempé, on se retrait, chacun seigneur en sa galée entre ses gens, ainsi que ordonnés étoient, en bonne volonté et grand désir de voir celle ville d’Auffrique et de trouver leurs ennemis, c’est à entendre les Sarrasins. Quand tous furent rentrés et par grand loisir en leurs vaisseaux, et la navie toute apprêtée et appareillée, on sonna les trompettes de département et se mit-on en chemin. C’étoit grand’plaisance et grand’beauté de voir ces rameurs voguer par mer à force de rames, car la mer, qui étoit belle, coie et apaisée de tous tourmens, se fendoit et bruïsoit à l’encontre d’eux, et montroit par semblant qu’elle avoit grand désir que les chrétiens vinssent devant Auffrique. De l’île de Comminières, où les chrétiens étoient rafreschis, et derrainement attendus l’un l’autre, peut avoir environ trente milles d’eau. La navie des chrétiens étoit belle et grosse et bien ordonnée. Grand’beauté étoit à voir ces bannières, ces pennons de soie et de cendal, armoyés des armes des seigneurs, ventiler au vent, qui n’étoit pas grand, et reflamboyer au soleil. Environ heure de basse nonne, perçurent les chrétiens les tours de la ville d’Auffrique, car les maronniers leur enseignèrent ; et comme plus avant alloient et plus s’ouvroient, et les pouvoit-on choisir à voir.

  1. Fronde en cuir qui servait à jeter des balles de plomb et des pierres