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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/92

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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

escarmouche se feroit entre eux. Si se porta celle escarmouche assez bien ; et se retrairent sagement les Sarrasins en leurs logis et les chrétiens au leur aussi.

Et vous dis que le siége la étant devant la ville d’Auffrique, les chrétiens ne furent oncques assurés pour les Sarrasins, car tous les jours, ou du soir ou du matin, ils les venoient réveiller, traire et lancer sur eux. Entre les Sarrasins il y avoit un jeune chevalier des leurs, lequel s’appeloit Agadinquor d’Oliferne[1]. Et étoit toujours ce Sarrasin monté sur un cheval appert et léger, et bien tournant en la main ; et sembloit, quand le dit cheval couroit, qu’il volât. Agadinquor, qui le chevauchoit, montroit bien à être homme d’armes par les appertises qu’il faisoit. Et portoit par usage toujours trois javelots empennés et enferrés ; et très bien en savoit jouer, lancer et retraire. Et selon l’usage d’eux il étoit armé de toutes pièces, et avoit en manière de une blanche touaille liée parmi le chef[2]. Et étoient ses parures toutes noires, et il de sa couleur brun et noir, et bien séant en selle de cheval. Et disoient les chrétiens que les appertises d’armes que il faisoit, c’étoit pour l’amour d’aucune jeune dame de leur côté. À considérer raison, vérité étoit que Agadinquor aimoit parfaitement et de bon cœur la fille au roi de Thunes, une moult belle dame, selon ce que aucuns gennevois marchands disoient, qui vue l’avoient en la ville de Thunes. Et appeloit-on la dame Alsala, et étoit héritière du royaume son père après son décès ; et cil Agadinquor étoit fils au duc d’Oliferne[3]. Je ne sais si depuis ils se marièrent ensemble, mais il me fut dit que le chevalier, pour l’amour de la dame, le siége étant des chrétiens devant la ville d’Auffrique, il fit plusieurs appertises d’armes. Et volontiers lui véoient faire les jeunes chevaliers de France. Et mit-on grand’entente et cure pour lui enclorre et attraper, mais chevauchoit si sagement, et avoit cheval si bon et si à main, que on ne le pouvoit avoir ni retenir.

La greigneur entente que les seigneurs de l’ost des chrétiens avoient étoit telle, que ils pussent prendre en vie pour amener devers eux un Sarrasin, afin que par icelui on pût savoir la vérité et le secret de leur convenant ; mais oncques n’y purent advenir. Trop s’en gardoient les Sarrasins, et aussi s’en étoient-ils bien aperçus. Si avoient pourvu et remédié à l’encontre de ce. Et par conseil les Sarrasins ressoignoient moult grandement les arbalêtriers gennevois ; et contre leurs traits très bien se pavoisoient[4]. Et devez savoir que les Sarrasins ne sont pas si bien armés ni si forts comme sont les chrétiens, car ils n’ont pas l’art, ni la manière, ni les ouvriers pour faire forger les armures en la forme et manière que les chrétiens ont ; et aussi les étoffes, c’est à entendre le fer et l’acier, ne sont pas entre eux communément. Et s’arment le plus de cuiries[5], et portent targe à leurs cols moult légères, couvertes de cuir bouilli de Capadoce, où nul fer ne s’y peut prendre ni attacher, si le cuir n’est trop échauffé. Et pour lors, si comme je fus informé de leur affaire et convenance, quand ils venoient à bataille devant les chrétiens, et que les arbalêtriers gennevois les apercevoient et montroient visage, les Sarrasins tout d’un trait trayoient. Et sitôt que trait ou jeté leurs dardes avoient, et que les Gennevois arbalêtriers leurs arbalètres montroient, tout au devant du trait ils se couchoient, et sur leurs têtes leurs larges tournoient. Par ainsi la force et le péril du trait ils eschevoient, car les flèches sur ces targes tout outre rondeloient, et le trait passé, tantôt se mettoient sur pieds et relevoient. Et au traire et lancer leurs dardes entendoient.

Ainsi tous les jours, par le terme de neuf semaines que le siége se tint devant Auffrique, escarmouchoient et ébattoient ; et des blessés et des navrés ne pouvoit être que de toutes parties il n’y eût, et par espécial de ceux qui légèrement s’aventuroient. Et en la forme et manière que les Sarrasins près se gardoient, pareillement faisoient les chrétiens et les seigneurs de France et d’autres pays qui, pour leur honneur et pour la foi chrétienne exaucer, venus étoient. La manière et l’état des mécréans moult volontiers regardoient, car au voire dire, entre seigneurs d’état et d’honneur toute nouvelleté

  1. Par le changement que Froissart fait subir aux noms des langues européennes, on a pu juger quelles mutilations il aura fait subir aux noms de la langue arabe.
  2. Il veut parler de son turban.
  3. Froissart met des ducs, des chevaliers et de l’amour partout.
  4. S’abritaient.
  5. Objets faits en cuir pour les armes défensives.