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Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/91

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LIVRE IV.

reaux, car ils ne vouloient pas rompre leur ordonnance.

Quand les chrétiens se furent tous logés du mieux qu’ils purent et sçurent, il les convenoit passer de ce que ils avoient apporté avecques eux, car ils ne pouvoient pas courir sur le pays, ni aller cueillir au bois de la ramée ni des arbres pour faire leur logis, car trop leur eût coûté et trop follement se fussent aventurés. Les seigneurs avoient tentes et pavillons et toiles légères fait venir de Gennes, où dessous ils s’esconsoient et logeoient, et se tenoient en bonne ordonnance. Les arbalêtriers gennevois étoient logés en deux ailes tout devant, et encloyoient en leurs logis les seigneurs, et prenoient les deux ailes grand’quantité de terre retournant jusques sur la marine ; car ils étoient grand’foison. Toutes les pourvéances des chrétiens étoient sur les galées et en les vaisseaux, et y avoit certains nautonniers et rameurs de bateaux, qui tout le jour ne faisoient autre chose que eller, venir et amener à terre les pourvéances, qui pour le jour besoignoient aux seigneurs.

Quand cils des îles voisines et du royaume de Naples, de Sicile, et aussi de terre ferme, Pouille et Calabre, sçurent que les chrétiens avoient assiégé la forte ville d’Auffrique, si se mirent en peine très grande de eux avitailler, fournir et pourvoir, les uns pour gagner, les autres pour l’amour et affection qu’ils avoient aux Gennevois. De l’île de Candie leur venoit-il très bonnes malvoisies et grenaches, dont ils étoient largement servis et confortés. Et sans ce confort ne pussent-ils longuement avoir duré, car ils étoient grand peuple, bien vivans et bien mangeans. Et sachez que les pourvéances ne leur venoient pas ouniement. À la fois en avoient-ils grand’largesse, à la fois grand’deffaute.

Or vous parlerons un petit des Sarrasins, autant bien comme je vous ai parlé des chrétiens, et c’est raison pour atteindre et conclure toutes choses. Vous devez savoir, et vérité fut, que ceux d’Auffrique et de Barbarie avoient bien sçu de long temps que les Gennevois les menaçoient, et espéroient assez en celle année que ils auroient le siége, ainsi qu’ils eurent. Si étoient pourvus pour résister à l’encontre ; et quand les nouvelles furent épandues sur le pays que les chrétiens étoient venus, toutes manières de gens des leurs, ès royaumes prochains et lointains, furent en doute, car cil n’est pas sage ni bien conseillé qui ne craint ses ennemis tant petits qu’ils soient ; avec ce que les Sarrasins ne tiennent pas les chrétiens à petits, mais à vaillans et bons guerroyeurs, et moult les doutent et craignent. Et à l’encontre d’eux, pour obvier encore et garder leurs terres et frontières, ils se cueillirent et assemblèrent des royaumes voisins d’Auffrique, en laquelle terre et seigneurie la ville d’Auffrique siéd, du royaume de Thunes, du royaume de Maroc et du royaume de Bougie, tous les meilleurs guerroyeurs, les plus apperts et usés d’armes, et qui le moins ressoingnoient la mort ; et s’en vinrent loger sur les champs et sur le sablon à l’encontre des chrétiens ; et prirent l’avantage derrière eux d’un haut bois, afin que de ce côté ils ne reçussent dommage par embûche ou escarmouche ; et se logèrent les dits Sarrasins moult sagement ; et étoient bien, par avis et considération de gens d’armes, trente mille bons archers et dix mille ou plus à cheval. Les plusieurs disent, qui en ce voyage furent et qui en peine se mirent d’eux voir pour nombrer leur force, que on n’en put oncques savoir la vérité ni quel nombre de gens ils étoient ; et supposoient les chrétiens que il y en avoit grand’foison logés ès bois. Bien pouvoient être, à considérer raison, grand’gent, car ils étoient sur leur pays et pouvoient aller et venir en l’ost à toute heure, sans péril et dommage. Ainsi que ils vouloient, ils étoient rafreschis souvent de nouvelles pourvéances, car on leur amenoit à sommes et à cameaux. Et le second jour que les chrétiens furent logés, droit sur le point du jour, et celle nuit avoit fait messire Henry d’Antoing le guet à deux cents hommes d’armes et mille arbalêtriers gennevois, vinrent les Sarrasins réveiller l’ost et escarmoucher ; et dura l’escarmouche plus de deux heures ; et là furent faites plusieurs appertises, comme de traire et lancer, car oncques de près, pour assembler à la main de glaive ou d’épée, ne se trouvèrent ni joignirent. Et sagement trayoient et lançoient Sarrasins, ni point follement ne s’abandonnoient. Aussi ne faisoient les chrétiens. Et quand ils eurent assez escarmouché, ils se retrairent. L’ost des chrétiens s’estourmit. Donc allèrent voir les escarmouches aucuns grands seigneurs de France et le contenement des Sarrasins, pour être mieux duits et appris une autre fois, quand