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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

d’eux, car une galée armée des chrétiens en déconfiroit quatre de Sarrasins. Vérité est que les Turcs sont les plus forts et meilleurs gens d’armes par mer et par terre de toute la secte des mécréans contraires à notre foi, mais ils demeuroient trop loin du royaume d’Auffrique. Si n’en pouvoient les Auffriquans être aidés ni confortés. Bien en avoient les Turcs ouï parler, comme la ville d’Auffrique étoit assiégée des chrétiens. Si souhaitoient souvent les Turcs être au siége.

Si les chrétiens subtilloient sur les Sarrasins pour eux porter dommage et contraire, autant bien les Sarrasins subtilloient nuit et jour comment ils les pourroient déconfire pour en délivrer leur terre. Une fois s’avisèrent Agadinquor d’Oliferne, Madifer de Thunes, Belluis, Maldalges, et Brahadin de Bougie et aucuns autres de leur côté, et dirent ainsi : « Véez-cy ces chrétiens nos ennemis qui sont et gisent trop vaillamment en la présence de nous et ne les pouvons déconfire, et si ne sont que peu de gens au regard de nous ; et si faut qu’ils soient gardés, conseillés et confortés par aucuns vaillans hommes des leurs ; et ne pouvons, pour escarmouche ni envahie que nous fassions, tant faire que un seul chevalier des leurs nous puissions avoir, prendre ni amener vers nous pour prisonnier ; car si nous tenions un ou deux des plus vaillans, nous en serions grandement honorés, et si saurions leur convenant et puissance par celui ou ceux, et quelle chose ils ont proposé faire. Or regardons quel conseil nous pourrons mettre sus. » Ce dit Agadinquor : « Je suis le plus jeune, mais je parlerai devant. » — « Nous le voulons, » répondirent les autres. « Par ma foi ! dit-il, je désire trop grandement à faire armes à eux. Et me semble que, si j’avois mon pareil en bataille, je le déconfirois ; et si vous voulez demeurer de-lez moi, et que en notre ost nous nous puissions trouver jusques à dix, vingt et trente vaillans hommes, je me mettrai en peine d’eux appeler, et de traire autant des leurs en bataille. Nous avons juste querelle, car ils n’ont nulle cause ni raison de nous guerroyer ; et le droit que nous avons, avec le bon courage que il me semble que j’ai et que nous devons avoir, nous donnera victoire. »

Donc répondit Madifer de Thunes, qui étoit un vaillant homme, et dit : « Agadinquor, en votre parole n’a que tout honneur. Chevauchez de matin et soyez au premier chef des nôtres, et approchez sur votre cheval les ennemis, et menez un drugemen de-lez vous, et faites signe que vous voulez parler et proposer quelque chose à eux, et si vous les trouvez en volonté, si prenez et acceptez la bataille de dix des nôtres à dix des leurs. Nous verrons et orrons quelle chose ils diront ni répondront. Toujours, quoique la chose soit acceptée, aurons-nous bien conseil et ordonnance que nous en ferons. Et en tiendront les chrétiens plus de bien et de vaillance de nous. »

Tous s’arrêtèrent sur cel état et passèrent la nuit jusques au matin. Ordonné fut que, ainsi que plusieurs fois ils avoient fait, ils iroient voir et escarmoucheroient leurs ennemis ; mais toutefois, à celle escarmouche, Agadinquor seroit tout devant monté sur son cheval et un drugemen de côté lui. Ce jour fit moult clair et bel ; et un petit après soleil levant, les Sarrasins, qui approcher les chrétiens dévoient, furent tous prêts et se mirent en bataille. Pour celle nuit de la partie des chrétiens avoient fait le guet messire Guillaume de la Tremoille et messire Guy son frère, et étoit ainsi que sur le département du guet que on devoit se retraire. Et vécy les Sarrasins, tant que à la vue des chrétiens, et se tinrent tous cois, ainsi que l’espace de trois traits d’arbalête. Agadinquor et son drugemen de-lez lui se départirent de leur route et chevauchèrent les galops en approchant les chrétiens, et s’en vinrent sur une aile en signifiant et montrant que ils venoient là pour parlementer. Et chéirent d’aventure sur le pennon d’un gentil écuyer pour lors et bon homme d’armes qui s’appeloit Chiffrenal. Quand il vit le convenant du Sarrasin et les signes que il faisoit, si chevaucha hors des siens, environ vingt pas, et dit : « Demeurez ici tous cois. Je vais parler à ce Sarrasin qui chevauche et vient vers nous. Il a un drugemen avecques lui ; il vient pour proposer aucune chose. » Tous se tinrent cois. L’écuyer, que je nomme Chiffrenal, vint jusques au Sarrasin, qui étoit arrêté sur les champs, et se tenoit sur son cheval et indittoit son drugemen quelle chose il diroit. Quand ils furent l’un devant l’autre, le drugemen parla et dit et demanda : « Chrétien, êtes-vous noble homme de nom et d’armes, et prêt de faire réponse à ce que on vous demandera, » — « Oil, répondit Chiffrenal,