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LIVRE IV.

dites ce qu’il vous plaît. Vous serez ouï et recueilli. »

Dit le drugemen : « Vécy un gentil homme des nôtres qui demande la bataille à vous corps à corps ; et si plus en y voulez mettre et avoir, vous en trouverez dix des nôtres tous appareillés qui se combattront contre dix des vôtres. Et la querelle est telle, que les nôtres proposent et disent que notre loi vaut mieux, et est plus belle que la vôtre, car elle est, dès le commencement du monde faite et estorée, et la vôtre n’est fors une loi trouvée et donnée par un homme que les Juifs pendirent et firent mourir en une croix. » — « Ho ! répondit Chiffremal, drugemen, ne parle plus avant de cette matière. À toi n’en appartient point à parler ni disputer notre loi. Mais dis au Sarrasin qui te fait parler que il jure sur sa loi et sa créance et affirme la bataille, et il l’aura dedans quatre heures. Et amène jusques à dix de ceux de son côté, qui soient tous gentils hommes de nom et d’armes, et autant je lui en mettrai au devant. »

Le drugemen récita toutes ces paroles au Sarrasin, qui par semblant avoit grand’joie de accepter et affirmer la bataille ; et fut affirmée et prise entre eux d’eux. Et ainsi que le Sarrasin s’en retournoit, et que Chiffrenal revenoit aussi devers les siens, les nouvelles étoient jà venues à messire Guy de la Tremoille et à messire Guillaume son frère. Si encontrèrent Chiffrenal et lui demandèrent d’où il venoit et quelle chose il avoit faite à ce Sarrasin, et que le Sarrasin avoit proposé et parlé. Chiffrenal leur recorda tout et ainsi que les paroles avoient été démenées. De ce qu’il avoit affirmé et accepté la bataille furent les chevaliers moult réjouis ; et dirent les deux frères : « De grand’volonté ! Chiffrenal, parle aux autres, car nous serons des dix. » Chiffrenal répondit : « Dieu y ait part. Je crois bien que j’en trouverai assez qui combattre voudront aux Sarrasins. » Assez tôt après Chiffrenal trouva et encontra le seigneur de Chim. Si lui conta l’aventure, et lui demanda si il vouloit être en la compagnie. Le sire de Chim ne m’eût jamais refusé, mais l’accepta de grand’volonté ; et à ceux que Chiffrenal rencontroit, il leur en parloit ; car pour un il en eût eu cent s’il eût voulu. Il trouva messire Boucicaut le jeune qui l’accepta de grand courage. Aussi firent messire Helion de Lignac. messire Jean Roussel Anglois, messire Jean Harpedane, Alain Bude et Bochet. Quand le nombre des dix fut accompli, on n’en demanda plus. Donc se trait chacun vers son logis pour soi armer et appareiller, ainsi que pour tantôt aller combattre. Quand les nouvelles s’épartirent aval l’ost et que on nommoit ceux qui combattre aux Sarrasins devoient, si disoient tous chevaliers et écuyers : « Par le corps Dieu ! velà gens à bonne-heure nés, qui si belle aventure d’armes auront aujourd’hui. » — « Plût à Dieu, faisoient plusieurs, que il m’eût coûté ce et quoi, et je fusse l’un des dix. » Toutes manières de gens dedans l’ost s’en tenoient à réjouis, par espécial chevaliers et écuyers ; et recommandoient moult l’aventure, excepté le gentil sire de Coucy.

Il m’est avis que le sire de Chim étoit de la compagnie du seigneur de Coucy. Si que, quand il eut enconvenancé à Chiffrenal à être l’un des dix, pour lui appareiller il s’en retourna à son logis, et trouva en sa tente le seigneur de Coucy, lequel il tenoit bien à seigneur et à maître ; si lui conta toute l’aventure, ainsi que Chiffrenal avoit marchandé aux Sarrasins, et aussi comment il s’étoit aloyé à être de sa compagnie. Tous ceux qui autour de lui étoient, louoient et prisoient grandement l’aventure ; mais le sire de Coucy n’en fit compte, et répondit sus et dit : « Entre vous, jeunes gens, qui ne connoissez le monde et qui pas ne pesez ni savourez les choses, exaulsez tantôt une folie plus que un bien. En celle ahatie ni entreprise je n’y vois nulle raison, par plusieurs voies. L’une si est que, dix chevaliers et écuyers des nôtres, tous nobles et gentils hommes d’armes et de nom se doivent et veulent aller combattre à dix Sarrasins. Comment sauront les nôtres, si ceux qui viendront contre eux, encore si ils y viennent, seront gentils hommes ? Ils pourront mettre à l’encontre d’eux, si ils veulent, pour combattre, dix ribaux ou varlets. Et si on les déconfit, au mieux venir on n’aura rien gagné ni conquêté que dix varlets. Pour ce n’aurons-nous pas la ville d’Auffrique, et si mettrons nos bonnes gens en aventure. Espoir feront-ils embûche sur nous. Et quand les dix seront sur les champs attendant les leurs, ils les pourront enclore et prendre, dont nous serions de tant affoiblis. Je dis, dit le sire de Coucy, que Chriffrenal n’a pas sagement, ni avisément ouvré de cette matière. Et