Page:Furetière - Le Roman bourgeois.djvu/157

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fit naistre des flammes mutuelles dans les cœurs de chaque berger et de chaque bergère ; le soin de plaire estoit le seul qui les occupoit ; l’affection estoit reciproque et la fidelité inviolable. Ils n’avoient point à essuyer de rigueurs ni de cruautez, parce qu’ils n’avoient point d’injustes desirs ; il ne leur restoit dans l’ame aucun repentir ni remords, parce que le vice n’y avoit aucune part. Enfin c’estoit le siecle d’or de l’amour ; on en goustoit tous les plaisirs, et on ne ressentoit aucune de ses amertumes. Mais enfin, apres avoir passé quelque temps avec eux, il se lassa de vivre dans la solitude. Il eut la curiosité de voir ce qui se passoit sur la terre, qu’il n’avoit pas veue encore, à cause de sa jeunesse. Il luy prit donc envie d’aller à une ville prochaine, et, parce qu’elle estoit belle et grande, il y demeura quelque temps pour la mieux connoistre. La premiere chose qu’il y fit, ce fut d’y chercher condition ; et ne vous estonnez pas que sa divinité ne luy fist pas dedaigner de servir, car la servitude est son élement. Le hazard le fit engager d’abord avec une femme bien faite, mais dont la physionomie estoit fort innocente. Elle avoit les cheveux blonds et le teint blanc, mais un peu fade ; les yeux bleus, mais un peu esgarez ; la taille haute, mais peu aisée, et la contenance peu ferme ; à cela près, elle estoit fort belle et fort agréable. Elle se nommoit Landore, et avoit une indifférence generale pour tout le monde ; elle tesmoignoit un certain mespris qui ne venoit pas d’orgueil, mais d’une froideur de temperament qui desesperoit les gens. En un mot, elle avoit une si grande nonchalance dans toutes ses actions, qu’il paroissoit qu’elle ne prenoit rien à cœur. Cupidon ne fut pas longtemps chez elle sans y vouloir faire