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PREFACE

C'est neanmoins ce qu'il y a de plus necessaire à savoir. Car, que me sert de pouvoir nommer en plusieurs façons une même chose, si je ne suis capable d'en donner une bonne definition ? Que m'importe, par exemple, qu'un niveau ait un tel nom en Latin, en Grec, en Alleman, en cent autres langues differentes, si je ne sais ce que c'est au fond qu'un niveau ? Or voilà principalement à quoy l'on remedie le plus dans les Dictionaires des langues vivantes, & en quoy celuy de Mr. Furetiere sera d'un usage continuel & universel au delà de tout ce qu'on a veu jusques icy. Quiconque voudra profiter de ses travaux, pourra desormais representer chaque sujet par ses veritables caracteres, & selon les termes des plus experts en chaque profession. On ne sera plus reduit, comme le sont tant de gens dans les matieres même les plus communes, à recourir au mot vague de chose, de piece, & à faire des postures de mains & de pieds, (manieres qui passent avec raison pour rustiques) afin d'exprimer la figure, la situation, & l'étenduë de ce dont on parle. Cet Auteur apprend à tout le monde, non seulement la nature des choses par leur matiere, leurs usages, leurs especes, leurs figures, & leurs autres proprietez, mais aussi les termes propres dont il se faut servir pour les décrire. Et en cela il est descendu dans un detail qui surprendra tous ceux qui l'examineront attentivement.

Il seroit à souhaitter qu'un Aristarque ou un Didyme, un Varron ou un Ciceron eussent fait un pareil travail en l'honneur de la langue Grecque & de la langue Latine, en faveur de leur siecle & de toute la posterité. Quels thresors n'y trouveroit-on pas, & quelles sources inepuisables d'éclaircissemens ! Mais il semble que la bonne fortune de la langue Françoise luy ait ménagé cette glorieuse prerogative, d'être la premiere qui ait paru reünie en un corps si vaste & si étendu. Il ne faut pas douter que les autres nations n'imitent un si bel exemple : ce qui fera que par toute l'Europe on accoûtumera les personnes les moins lettrées à parler de tout avec connoissance de cause & avec justesse. Or il est certain que l'utilité d'une semblable coûtume va plus loin que l'on ne pense, & qu'on ne se doit pas borner en mettant ces sortes de Dictionaires entre les mains de tout le monde, à instruire chaque personne dans l'art de definir exactement. C'est un mal peu reel pour la societé civile, que d'ignorer la proprieté de plusieurs termes : mais il n'est point de profession où la justesse d'esprit ne soit d'un usage merveilleux ; & c'est une grande preparation pour l'acquerir, que de s'accoûtumer de bonne heure à parler des choses de son ressort selon les notions qu'un bon Dictionaire en fournit.

Quoy qu'il en soit, il y a quelque sorte de justice dans ce privilege de la langue Françoise, puis qu'on ne sauroit raisonnablement luy contester certaines perfections tres-avantageuses qui ne se trouvent point dans les autres langues. On pourroit peut-être s'exprimer plus fortement ; mais on aime mieux témoigner sa reconnoissance de l'honneur qui luy est fait dans les pays étrangers, que de faire trop de mention de sa beauté. On l'entend ou on la parle dans toutes les Cours de l'Europe ; & il n'est point rare d'y trouver des gens qui parlent François, & qui écrivent en François aussi purement que les François mêmes. Combien y a-t-il de villes, d'ailleurs tres-souvent en guerre avec la France, dans lesquelles non seulment tout ce qu'il y a de distingué dans l'un & dans l'autre sexe parle François, mais aussi plusieurs personnes parmy le peuple ? Veut-on qu'un libelle coure bien le monde ? aussi-tôt on le traduit en François, lors même que l'original en est Latin : tant il est vray que le Latin n'est pas si commun en Europe au-


jourd'huy