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CH. II. LA CONQUÊTE ROMAINE.

était déjà riche ; toutes les terres enlevées aux vaincus furent possédées par elle ; elle s’empara du commerce des pays conquis, et y joignit les énormes bénéfices de la perception des impôts et de l’administration des provinces. Ces familles, s’enrichissant ainsi à chaque génération, devinrent démesurément opulentes, et chacune d’elles fut une puissance vis-à-vis du peuple. L’autre cause était que le Romain, même le plus pauvre, avait un respect inné pour la richesse. Alors que la vraie clientèle avait depuis longtemps disparu, elle fut comme ressuscitée sous la forme d’un hommage rendu aux grandes fortunes ; et l’usage s’établit que les prolétaires allassent chaque matin saluer les riches.

Ce n’est pas que la lutte des riches et des pauvres ne se soit vue à Rome comme dans toutes les cités. Mais elle ne commença qu’au temps des Gracques, c’est-à-dire après que la conquête était presque achevée. D’ailleurs cette lutte n’eut jamais à Rome le caractère de violence qu’elle avait partout ailleurs. Le bas peuple de Rome ne convoita pas très-ardemment la richesse ; il aida mollement les Gracques ; il se refusa à croire que ces réformateurs travaillassent pour lui, et il les abandonna au moment décisif. Les lois agraires, si souvent présentées aux riches comme une menace, laissèrent toujours le peuple assez indifférent et ne l’agitèrent qu’à la surface. On voit bien qu’il ne souhaitait pas très-vivement de posséder des terres ; d’ailleurs, si on lui offrait le partage des terres publiques, c’est-à-dire du domaine de l’État, du moins il n’avait pas la pensée de dépouiller les riches de leurs propriétés. Moitié par un respect invétéré, et moitié par habitude de ne rien faire, il aimait à vivre à côté et comme à l’ombre des riches.