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domestique, soit dans la vie, soit dans la mort, séparait chaque famille de toutes les autres, et écartait sévèrement toute apparence de communauté. De même que les maisons ne devaient pas être contiguës, les tombeaux ne devaient pas se toucher ; chacun d’eux avait, comme la maison, une sorte d’enceinte isolante.

Combien le caractère de propriété privée est manifeste en tout cela ! Les morts sont des dieux qui appartiennent en propre à une famille et qu’elle a seule le droit d’invoquer. Ces morts ont pris possession du sol ; ils vivent sous ce petit tertre, et nul, s’il n’est de la famille, ne peut penser à se mêler à eux. Personne d’ailleurs n’a le droit de les déposséder du sol qu’ils occupent ; un tombeau, chez les anciens, ne peut jamais être détruit ni déplacé[1] ; les lois les plus sévères le défendent. Voilà donc une part de sol qui, au nom de la religion, devient un objet de propriété perpétuelle pour chaque famille. La famille s’est approprié cette terre en y plaçant ses morts ; elle s’est implantée là pour toujours. Le rejeton vivant de cette famille peut dire légitimement : cette terre est à moi. Elle est tellement à lui qu’elle est inséparable de lui et qu’il n’a pas le droit de s’en dessaisir. Le sol où reposent les morts est inaliénable et imprescriptible. La loi romaine exige que, si une famille vend le champ où est son tombeau, elle reste au moins propriétaire de ce tombeau et conserve éternellement le droit de traverser le champ pour aller accomplir les cérémonies de son culte[2].

L’ancien usage était d’enterrer les morts, non pas dans des cimetières ou sur les bords d’une route, mais dans le champ de chaque famille. Cette habi-

  1. Lycurgue, contre Léocrate, 25. À Rome, pour qu’une sépulture fût déplacée, il fallait l’autorisation des pontifes. Pline, Lettres, X, 73.
  2. Cicéron, De legib., II, 24. Digeste, liv. XVIII, tit. 1, 6.