Page:Gérard - L’Ancienne Alsace à table, 1877.djvu/315

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

dit la soupe à la Rumford ou l’artillerie à la Gribeauval ; s’il avait pu deviner que Potemkin offrirait à la grande Catherine un oulkâ ou potage de sterlets (Accipenser ruthenus) qui coûterait 60,000 francs, il aurait parlé plus avantageusement du cuisinier et n’en aurait pas laissé le portrait que voici :

« Quand nos maîtres sont absens, nous nous gaudissons et faisons bombance à leurs dépens, avec les amis que nous invitons par-dessus le marché. Ah ! quelles bonnes accolades nous donnons aux cruches, aux bouteilles, aux dames-jeannes ! Lorsqu’ils sont couchés, nous visitons leur meilleur vin, et nous guidons les uns les autres pour regagner silencieusement nos lits ; si nous trébuchons en chemin, nos bons maîtres mettent ce bruit sur le compte des chats qui vaguent par la maison. Nous ne nous oublions pas non plus à la cuisine, nous prenons les morceaux de choix pour notre usage. — Allons, maître-queux, grillez-moi un bon boudin, dit le sommelier, et en récompense j’étancherai votre soif. Et ce n’est que justice : car quand nous mourrions de faim, nous passerions néanmoins pour avoir succombé à notre gloutonnerie. » Et le moraliste ajoute : « Le cuisinier et le caviste sont rarement à jeun et leur puissance d’absorption est infinie ; l’un est le grand traître de la cave, l’autre est le rôtisseur du diable qui prend déjà, à la chaleur de ses fourneaux, un avant-goût du feu éternel que lui réserve l’autre monde[1]. »

Puisque j’ai Brant sous la main, j’en profiterai pour mettre sous les yeux de mes lecteurs le tableau assez vivement enluminé qu’il a tracé de la rusticité, de l’incongruité des habitudes de table des paysans alsaciens de la fin du quinzième siècle. Il n’a pas fallu moins de trois siècles et demi, et je ne sais combien de guerres, de révolutions et d’éditions du Galanthomme pour raboter cette profonde couche d’incivilité jusqu’à l’épaisseur qui en subsiste encore aujourd’hui. « L’on appelle fous grossiers ceux qui se mettent à table sans se laver les mains et qui prennent sans gêne

  1. Brant, Narrenschiff, édition Strobel, p. 222.