Page:Gaboriau - Le Crime d’Orcival, 1867.djvu/119

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nirs de ce temps où Laurence enfant jouait sur le tapis près de lui, se représentaient à sa pensée. Il lui semblait que c’était hier.

— Ô ma fille, disait-il encore, est-ce le monde qui te faisait peur, le monde méchant, hypocrite et railleur ? Mais nous serions partis. J’aurais quitté Orcival, donné ma démission de maire. Nous serions allés nous établir bien loin, à l’autre bout de la France, en Allemagne, en Italie. Avec de l’argent, tout est possible. Tout… non. J’ai des millions et ma fille s’est suicidée.

Il cacha son visage entre ses mains, les sanglots l’étouffaient.

— Et ne savoir ce qu’elle est devenue, reprit-il. N’est-ce pas affreux. Quelle mort aura-t-elle choisie ! ô ma fille, toi, si belle ! Vous souvenez-vous, docteur, et vous Plantat, de ses beaux cheveux bouclés autour de son front si pur, de ses grands yeux tremblants, de ses longs cils recourbés. Son sourire, voyez-vous, c’était le rayon de soleil de ma vie. J’aimais tant sa voix, et sa bouche, sa bouche si fraîche qui me donnait sur les joues de bons gros baisers sonores. Morte ! perdue ! Et ne savoir ce qu’est devenu ce corps souple et charmant. Se dire qu’il gît peut-être abandonné dans les vases de quelque rivière. Rappelez-vous le cadavre de la comtesse de Trémorel, ce matin. C’est là ce qui me tue. Ô mon Dieu ! ma fille ; que je la revoie une heure, une minute, que je puisse déposer sur ses lèvres froides un dernier baiser.

Était-ce là le même homme, qui, tout à l’heure, du haut du perron de Valfeuillu débitait ses phrases banales aux badauds de la commune.

Oui. Mais la passion est le niveau égalitaire qui efface toutes les distinctions de l’esprit et de l’intelligence.

Le désespoir de l’homme de génie ne s’exprime pas autrement que le désespoir d’un imbécile.

Depuis un moment déjà, M. Lecoq faisait les plus sincères efforts pour empêcher de tomber une larme chaude qui roulait dans ses yeux. M. Lecoq est stoïque par principes et par profession.