Page:Gaboriau - Le Crime d’Orcival, 1867.djvu/196

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qui se vantait d’avoir tordu la vie pour en exprimer le plaisir, il n’avait pas vécu. Il avait eu tout ce qui se vend et s’achète, rien de ce qui se donne ou se conquiert, il n’avait rien eu.

Déjà il n’en était plus à se reprocher les dix mille francs offerts à Jenny. Il regrettait moins. Il regrettait les deux cents francs partagés aux domestiques, le pourboire abandonné la veille au garçon du restaurant ; moins encore, les vingt sous jetés sur l’éventaire de la marchande de violettes.

Il pendait à sa boutonnière, ce bouquet fané, passé, flétri. À quoi lui servait-il ? Tandis que ces vingt sous !… Il ne pensait plus aux millions dissipés, il ne pouvait chasser la pensée de ce misérable franc.

C’est que le viveur, l’heureux du monde, l’homme qui la veille avait son hôtel, dix domestiques, huit chevaux dans ses écuries, le crédit qui résulte d’une colossale fortune dissipée, le comte de Trémorel avait envie de fumer et il n’avait pas de quoi acheter un cigare ; il avait faim et il n’avait pas de quoi payer un repas dans la plus infime des gargotes.

Certes, s’il l’eût voulu, il eût pu se procurer bien de l’argent encore, et bien facilement. Il lui suffisait de rentrer tranquillement chez lui, de tenir tête aux huissiers, de se débattre au milieu de la ruine.

Mais quoi ! il affronterait donc son monde, il confesserait donc ses terreurs invincibles au dernier moment, il subirait des regards plus cruels qu’une balle de pistolet. On n’a pas le droit de tromper ainsi son public ; quand on a annoncé son suicide : on se tue.

Ainsi Hector allait mourir parce qu’il avait parlé, parce que le journal avait annoncé l’événement. Cela, au moins il se l’avouait, et tout en marchant, il s’adressait les reproches les plus amers.

Il se souvenait d’un joli endroit où il s’était battu en duel, une fois, dans les bois de Viroflay ; il s’était dit qu’il se tuerait là, et il s’y rendait, suivant cette route charmante, du Point-du-Jour.