Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 1.djvu/184

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Bien plus tard encore, l’âge de la conscription passé, un homme de loi m’a dit que si je réclamais pour avoir un état civil on me ferait de la peine. Alors, je me suis décidé à exister en contrebande.

De n’être personne, ça a ses bons et ses mauvais côtés. Je n’ai pas servi, c’est vrai, mais je n’ai jamais eu de papiers.

Ah !… ça m’a fait manger de la prison plus souvent qu’à mon tour. Mais comme, en définitive, je n’ai jamais été fautif, je m’en suis toujours tiré… Et voilà pourquoi je n’ai pas de prénom, et comment je ne sais pas au juste où je suis né…

Si la vérité a un accent particulier, ainsi que l’ont écrit des moralistes, le meurtrier avait trouvé cet accent-là.

Voix, geste, regard, expression, tout était d’accord : pas un mot de sa longue narration n’avait détonné.

— Maintenant, dit froidement M. Segmuller, quels sont vos moyens d’existence ?

À la mine déconfite du meurtrier, on eût juré qu’il avait compté que son éloquence allait lui ouvrir les portes de la prison.

— J’ai un état, répondit-il piteusement, celui que m’a montré la mère Tringlot. J’en vis, et j’en ai vécu en France et dans d’autres contrées.

Le juge pensa trouver là un défaut de cuirasse.

— Vous avez habité l’étranger ? demanda-t-il.

— Un peu !… Voilà seize ans que je travaille, tantôt en Allemagne, tantôt en Angleterre, avec la troupe de M. Simpson.

— Ainsi vous êtes saltimbanque. Comment avec un