Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 1.djvu/30

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On avait su autrefois, puis oublié son nom. On l’appelait le père Absinthe.

Comme de raison, il ne remarqua ni l’enthousiasme, ni l’accent de triomphe de son jeune compagnon.

— Ma foi ! lui dit-il, dès qu’ils furent seuls, tu as eu en me retenant ici une fière idée, et je t’en remercie. Pendant que les camarades vont passer la nuit à patauger dans la neige, je vais faire un bon somme.

Il était là, dans un bouge qui suait le sang, où palpitait le crime, en face des cadavres chauds encore de trois hommes assassinés, et il parlait de dormir.

Au fait que lui importait !… Il avait tant vu en sa vie de scènes pareilles ! L’habitude n’amène-t-elle pas fatalement l’indifférence professionnelle, prodigieux phénomène qui donne au soldat le sang-froid au milieu de la mêlée, au chirurgien l’impassibilité quand le patient hurle et se tord sous son bistouri.

— Je suis allé là-haut jeter un coup d’œil, poursuivit le bonhomme, j’ai vu un lit, chacun de nous montera la garde à son tour…

D’un geste impérieux, Lecoq l’interrompit.

— Rayez cela de vos papiers, père Absinthe, déclara-t-il, nous ne sommes pas ici pour flâner, mais bien pour commencer l’information, pour nous livrer aux plus minutieuses recherches et tâcher de recueillir des indices… Dans quelques heures arriveront le commissaire de police, le médecin, le juge d’instruction… je veux avoir un rapport à leur présenter.

Cette proposition parut révolter le vieil agent.

— Eh ! à quoi bon !… s’écria-t-il. Je connais le Général. Quand il va chercher le commissaire, comme ce