Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 1.djvu/331

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— Je ne m’abuse pas, monsieur, Mai devinera, je le sais.

— Eh bien ! alors ?

— Alors, monsieur, je me suis dit ceci : Une fois libre, cet homme se trouvera étrangement embarrassé de sa liberté. Il n’aura pas un sou, il n’a pas de métier… Que fera-t-il, de quoi vivra-t-il ? Cependant il faut manger ! Il luttera bien pendant un certain temps, mais il se lassera de souffrir, à la longue… Les jours où il n’aura ni un abri, ni un morceau de pain, il songera qu’il est riche… Ne cherchera-t-il pas à se rapprocher des siens ? Si, évidemment. Il s’ingéniera à se procurer des secours, il tâchera de donner de ses nouvelles à ses amis… C’est là que je l’attends. Des mois se seront écoulés, nulle surveillance ne se sera révélée à lui… il hasardera quelque démarche décisive. Et moi, j’apparaîtrai, un mandat d’arrêt à la main…

— Et s’il fuit, s’il passe à l’étranger ?

— Je l’y suivrai. Une de mes tantes m’a laissé au pays une masure qui vaut une douzaine de mille francs, je la vendrai, et j’en mangerai le prix jusqu’au dernier sou, s’il le faut, à poursuivre une revanche. Cet homme m’a roulé comme un enfant, moi qui me croyais si fort… j’aurai mon tour.

— Et s’il allait vous glisser entre les doigts, vous échapper ?

Lecoq éclata de rire en homme sûr de soi.

— Qu’il essaie !… fit-il. Je réponds de lui sur ma tête.

Le malheur est que l’enthousiasme de Lecoq ne faisait que refroidir le juge.