Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 1.djvu/49

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rence de leurs pieds et de leurs chaussures est considérable.

Cette observation ingénieuse eut le don d’arracher un sourire aux préoccupations du jeune policier.

— Cette différence, dit-il sérieusement, est quelque chose, mais ce n’est pas elle qui a fixé mon opinion. Si le plus ou moins de perfection des extrémités réglait les conditions sociales, beaucoup de maîtresses seraient servantes. Ce qui me frappe, le voici :

Quand ces deux malheureuses sortent épouvantées de chez la Chupin, la femme au petit pied s’élance d’un bond dans le jardin, elle court en avant, elle entraîne l’autre, elle la distance. L’horreur de la situation, l’infamie du lieu, l’effroi du scandale, l’idée d’une situation à sauver, lui communiquent une merveilleuse énergie.

Mais son effort, ainsi qu’il arrive toujours aux femmes délicates et nerveuses, ne dure que quelques secondes. Elle n’est pas à la moitié du chemin qu’il y a d’ici à la Poivrière, que son élan se ralentit, ses jambes fléchissent. Dix pas plus loin, elle chancelle et trébuche. Quelques pas encore, elle s’affaisse si bien que ses jupes appuient sur la neige et y tracent un léger cercle.

Alors intervient la femme aux souliers plats. Elle saisit sa compagne par la taille, elle l’aide, — et leurs empreintes se confondent — puis la voyant décidément près de défaillir, elle la soulève entre ses robustes bras et la porte — et l’empreinte de la femme au petit pied cesse…

Lecoq inventait-il à plaisir, cette scène n’était-elle qu’un jeu de son imagination ?

Feignait-il cet accent absolu que donne la conviction