Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/124

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Lacheneur, lui, poursuivait :

— N’ayant plus les moyens d’entretenir Jean à Paris, j’ai dû le faire revenir… Ma ruine sera peut-être un bonheur pour lui !… L’air des grandes villes ne vaut rien pour les fils des paysans. Nous les y envoyons, vaniteux que nous sommes, pour qu’ils y apprennent à s’élever au-dessus de leur père, et pas du tout, ils n’aspirent qu’à descendre…

— Mon père, interrompit le jeune homme, mon père !… Attendez au moins que nous soyons seuls !…

— M. d’Escorval n’est pas un étranger !…

Chanlouineau était évidemment du parti du fils ; il multipliait les signes pour engager M. Lacheneur à se taire.

Il ne les vit pas ou il ne lui plut pas d’en tenir compte, car il continua :

— J’ai dû vous ennuyer, monsieur le baron, à force de vous répéter : « Je suis content de mon fils, je lui vois une ambition honorable, il travaille, il arrivera… » Je le croyais sur la foi de ses lettres. Ah ! j’étais un père naïf ! L’ami chargé de porter à Jean l’ordre de revenir m’a appris la vérité. Ce jeune homme modèle ne sortait des tripots que pour courir les bals publics… Il s’était amouraché d’une mauvaise petite sauteuse de je ne sais quel théâtre infime, et pour plaire à cette créature, il montait sur les planches et se montrait à ses côtés, la face barbouillée de blanc et de rouge…

— Monter sur un théâtre n’est pas un crime !

— Non, mais c’en est un que de tromper son père, c’en est un que de se draper d’une fausse vertu !… T’ai-je jamais refusé de l’argent ? non. Mais plutôt que de m’en demander, tu faisais des dettes partout, et tu dois au moins vingt mille francs !

Jean baissait la tête ; son irritation était visible, mais il craignait son père.

— Vingt mille francs !… répétait M. Lacheneur, je les avais il y a quinze jours… je n’ai plus rien. Je ne puis espérer cette somme que de la générosité des Messieurs de Sairmeuse…