Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/13

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sont entre les mains de plus de quarante propriétaires qui les cultivent eux-mêmes.

— Raison de plus pour que le duc n’en souffle mot ; il ne voudra pas se mettre tout le pays à dos. Dans mon idée, il ne s’en prendra qu’à un seul des possesseurs de ses biens, à notre ancien maire, à M. Lacheneur, enfin.

Ah ! il connaissait bien le féroce égoïsme de ses compatriotes, le vieux misérable. Il savait de quel cœur et avec quel ensemble on accepterait une victime expiatoire dont le sacrifice serait le salut de tous.

— Il est de fait, objecta un vieux, que M. Lacheneur possède presque tout le domaine de Sairmeuse.

— Dites tout, allez, pendant que vous y êtes, reprit le père Chupin. Où demeure M. Lacheneur ? Dans ce beau château de Sairmeuse dont nous voyons d’ici les girouettes à travers les arbres. Il chasse dans les bois des ducs de Sairmeuse, il pêche dans leurs étangs, il se fait traîner par des chevaux qui leur ont appartenu, dans des voitures où on retrouverait leurs armes si on grattait la peinture.

Il y a vingt ans, Lacheneur était un pauvre diable comme moi, maintenant c’est un gros monsieur à cinquante mille livres de rente. Il porte des redingotes de drap fin, et des bottes à retroussis comme le baron d’Escorval. Il ne travaille plus, il fait travailler les autres, et quand il passe, il faut le saluer jusqu’à terre. Pour un moineau tué « sur ses terres, » comme il dit, il vous enverrait un homme au bagne. Ah ! il a eu de la chance. L’Empereur l’avait nommé maire. Les Bourbons l’ont destitué, mais que lui importe ! En est-il moins le vrai seigneur d’ici, tout comme jadis les Sairmeuse, ses maîtres et les nôtres ? Son fils en fait-il moins ses classes à Paris, pour devenir notaire ? Quant à sa fille, Mlle  Marie-Anne…

— Oh !… de celle-là, pas un mot, s’écria Chanlouineau… si elle était la maîtresse, il n’y aurait plus un pauvre dans le pays, et même on abuse de sa bonté… demandez plutôt à votre femme, père Chupin.