Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/21

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Les trois hommes demeurèrent plus ébahis que le jardinier, et leurs réflexions durent être singulières.

Mais M. Lacheneur ne pouvait les entendre. Il avait ouvert la porte du grand salon, et il s’y était précipité suivi de sa fille épouvantée.

Jamais Marie-Anne n’avait vu son père ainsi, et elle tremblait, le cœur navré par les plus affreux pressentiments.

Elle avait entendu dire que parfois, sous l’empire de certaines passions, des infortunés perdent tout à coup la raison, et elle se demandait si son père ne devenait pas fou.

En vérité, il semblait l’être. Ses yeux flamboyaient, des spasmes convulsifs le secouaient, une écume blanche montait à ses lèvres.

Il tournait autour du salon furieusement, comme la bête fauve dans sa cage, avec des gestes désordonnés et des exclamations rauques.

Ses façons étaient étranges, incompréhensibles. Tantôt il semblait tâter du bout du pied l’épaisseur du tapis, tantôt il se penchait sur les meubles comme pour en éprouver le moelleux.

Par moments, il s’arrêtait brusquement devant un des tableaux de maître qui cachaient les murs ou devant quelque bronze… On eût dit qu’il inventoriait et qu’il estimait toutes les choses magnifiques et coûteuses qui décoraient cette pièce, la plus somptueuse du château.

— Et je renoncerais à tout cela !… s’écria-t-il enfin.

Ce mot expliquait tout.

— Non, jamais !… reprit-il avec un emportement effrayant, jamais ! jamais !… Je ne saurais m’y résoudre… je ne peux pas… je ne veux pas !

Marie-Anne comprenait maintenant. Mais que se passait-il dans l’esprit de son père ? Elle voulut savoir, et, quittant la dormeuse où elle était assise, elle alla se placer debout devant lui.

— Tu souffres, père ? interrogea-t-elle, de sa belle voix harmonieuse, qu’y a-t-il, que crains-tu ?… Pourquoi