Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/22

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ne pas se confier à moi ? Ne suis-je pas ta fille, ne m’aimes-tu donc plus ?…

À cette voix si chère, M. Lacheneur tressaillit comme un dormeur arraché aux épouvantements du cauchemar, et il arrêta sur sa fille un regard indéfinissable.

— N’as-tu donc pas entendu, répondit-il lentement, ce que m’a dit Chupin ? Le duc de Sairmeuse est à Montaignac, il va arriver… et nous habitons le château de ses pères, et son domaine est devenu le nôtre !…

Cette question brûlante des biens nationaux, qui, durant trente années, agita la France, Marie-Anne la connaissait pour l’avoir entendu mille fois débattre.

— Eh ! cher père, dit-elle, qu’importe le duc !… Si nous avons ses terres, tu les as payées, n’est-ce pas ?… elles sont donc bien et légitimement à nous.

M. Lacheneur hésita un moment avant de répondre…

Mais son secret l’étouffait ; mais il était dans une de ces crises où l’homme, si énergique qu’il soit, chancèle et cherche un appui, si fragile qu’il puisse être.

— Tu aurais raison, ma fille, murmura-t-il, en baissant la tête, si l’or que j’ai donné en échange de Sairmeuse m’eût appartenu.

À cet étrange aveu, la jeune fille recula en pâlissant.

— Quoi !… balbutia-t-elle, cet or n’était pas à toi, mon père ?… À qui donc était-il, d’où venait-il ?…

Le malheureux s’était trop avancé pour ne pas aller jusqu’au bout.

— Je vais tout te dire, ma fille, répondit-il, tout, et tu me jugeras, tu décideras… Quand les Sairmeuse ont émigré, je n’avais que mes bras pour vivre, et l’ouvrage manquant, je me demandais si le pain ne manquerait pas bientôt…

Voilà où j’en étais, quand on vint me chercher, un soir, en me disant que, Mlle Armande de Sairmeuse, ma marraine, se mourait et voulait me parler. J’accourus.

On avait dit vrai, Mlle Armande était à l’agonie ; je le compris bien en la voyant dans son lit, plus blanche que la cire…