Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/41

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Mais le père et la fille refusèrent d’un signe de tête pareil.

— Monsieur le duc, continua Lacheneur, je suis un ancien serviteur de votre maison….

— Ah ! Ah !…

— Mademoiselle Armande, votre tante, avait accordé à ma pauvre mère la faveur d’être ma marraine….

— Parbleu !… mon garçon, interrompit le duc, je me souviens de toi maintenant. En effet, notre famille a eu de grandes bontés pour les tiens. Et c’est pour nous prouver ta reconnaissance que tu t’es empressé d’acheter nos biens !…

L’ancien valet de charrue était parti de bien bas, mais son cœur et son caractère se haussant avec sa fortune, il avait l’exacte notion de sa dignité et de sa valeur.

Beaucoup le jalousaient dans le pays, quelques-uns le détestaient, mais tout le monde le respectait.

Et voici que cet homme le traitait avec le plus écrasant mépris et se permettait de le tutoyer… Pourquoi ? De quel droit !…

Indigné de l’outrage, il fit un mouvement comme pour se retirer.

Personne, hormis sa fille, ne connaissait la vérité, il n’avait qu’à se taire et Sairmeuse lui restait.

Oui, il était maître encore de garder Sairmeuse, et il le savait, car il ne partageait pas les craintes des paysans, trop éclairé pour ignorer qu’entre les espérances des anciens émigrés et le possible, il y avait cet abîme qui sépare le rêve de la réalité.

Un mot suppliant, prononcé à demi-voix par sa fille, le ramena.

— Si j’ai acheté Sairmeuse, poursuivit-il d’une voix sourde, c’est sur l’ordre de ma marraine mourante, et avec l’argent qu’elle m’avait laissé à l’insu de tous. Si vous me voyez ici, c’est que je viens vous restituer le dépôt confié à mon honneur.

Tout autre qu’un de ces tristes fous comme les alliés n’en ramenèrent que trop, eût été profondément ému.