Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/543

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gueil était trop haut pour être touché des satisfactions qui délectent les vaniteux, et la flatterie l’écœurait.

Souvent dans ses salons, au milieu d’une fête, ses familiers voyant sa physionomie s’assombrir, s’écartaient respectueusement.

— Le voilà, pensaient-ils, préoccupé des plus graves intérêts… Qui sait quelles importantes décisions sortiront de cette rêverie.

Ils se trompaient.

En ce moment, où sa fortune à son apogée faisait pâlir l’envie, alors qu’il paraissait n’avoir rien à souhaiter en ce monde, Martial se disait :

— Quelle existence creuse !… Quel ennui ! Vivre pour les autres… quelle duperie !

Il considérait alors la duchesse, sa femme, rayonnante de beauté, plus entourée qu’une reine, et il soupirait.

Il songeait à l’autre, la morte, Marie-Anne, la seule femme qui l’eût remué, dont un regard faisait monter à son cerveau tout le sang de son cœur…

Car jamais elle n’était sortie de sa pensée. Après tant d’années, il la voyait encore, immobile, roide, morte, dans la grande chambre de la Borderie… Il frissonnait parfois, croyant sentir sous ses lèvres sa chair glacée.

Et le temps, loin d’effacer cette image qui avait empli sa jeunesse, la faisait plus radieuse et la parait de qualités presque surhumaines.

Si la destinée l’eût voulu, pourtant, Marie-Anne eût été sa femme. Il s’était répété cela mille fois, et il cherchait à se représenter sa vie avec elle.

Ils seraient restés à Sairmeuse… Ils auraient de beaux enfants jouant autour d’eux ! Il ne serait pas condamné à cette représentation continuelle, si bruyante et si creuse…

Les heureux ne sont pas ceux qui ont des tréteaux en vue, jouent pour la foule la parade du bonheur… Les véritables heureux se cachent, et ils ont raison ; le bonheur, c’est presque un crime.