Page:Gaboriau - Monsieur Lecoq, Dentu, 1869, tome 2.djvu/64

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— M. Lacheneur a rendu Sairmeuse, disait-il. Château, bois, vignes, terres à blé, il rend tout !…

C’était plus qu’il n’en fallait pour bouleverser tous ces propriétaires de la veille.

Si M. Lacheneur, cet homme si puissant à leurs yeux, se jugeait assez menacé pour aller au-devant d’une revendication, que ne devaient-ils pas craindre, eux, pauvres diables, sans appui, sans conseils, sans défense ?…

On leur affirmait que la loi allait les trahir, qu’un décret se préparait qui rendrait comme des chiffons de papier leurs titres de propriété, ils ne virent de salut que dans la générosité de M. de Sairmeuse, cette générosité que Chupin faisait briller devant leurs yeux comme un miroir à alouettes.

— Quand on n’est pas le plus fort, comme l’ormeau, disaient les orateurs de leurs délibérations, on plie comme l’osier, qui se relève quand l’orage est passé.

Et ils plièrent… Et leur soi-disant enthousiasme déborda avec un délire d’autant plus extravagant que la rancune et la peur s’y mêlaient.

À bien écouter, on eût reconnu dans certains cris l’accent de la rage et de la menace.

Enfin, comme il est rare que l’homme des campagnes, travaillé de défiances, ne garde pas une arrière-pensée, chacun d’eux se disait à part soi :

— Que risquons-nous à crier : « Vive M. le duc ! » Rien absolument. S’il se contente de cela pour tout loyer, bon ! S’il ne s’en contente pas, il sera toujours temps de voir à trouver autre chose.

Là-dessus, ils clamaient à s’égosiller…

Et tout en savourant son café dans la petite salle du presbytère, le duc se laissait aller à son ravissement.

Il devait, lui, le grand seigneur du temps passé, l’incorrigé et l’incorrigible, l’homme des grotesques préjugés et des illusions obstinées, il devait prendre pour argent comptant les acclamations, fausse monnaie de la foule, « véritable monnaie de singe, » prétendait Chateaubriand.