Page:Gabriel Ferry - Le coureur des bois, Tome II, 1884.djvu/184

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Le Canadien avait repris machinalement son poste, puis il murmura à demi-voix :

« Malheur, a dit le Seigneur, à qui sera dans mes mains la verge de ma colère et le bâton de ma justice ! Pepe, le Seigneur, après s’être servi de nous pour sa vengeance, a brisé l’instrument dont il a voulu se servir ; il a brisé la force entre nos mains.

– Je commence à le croire, répondit Pepe ; mais je jure sur l’âme de ma mère que, si Dieu me conserve la vie, je servirai encore une fois sa colère en plongeant jusqu’au manche mon poignard dans le cœur de ce démon moitié rouge et moitié blanc. »

Comme le ciel prenait acte de ce jugement, une obscurité subite couvrit la campagne, que des éclairs semblables à des nappes de feu sillonnaient d’un horizon à l’autre, et le tonnerre éclata comme une batterie de cent canons subitement démasqués.

Les montagnes et la plaine répétaient en échos plaintifs la grande voix de l’orage qui résonnait dans les prairies comme au milieu de l’immense océan.

La lueur blafarde des éclairs, jaillissant à travers les côtes décharnées du squelette du cheval placé sur la plate-forme, prêtait au groupe des chasseurs une étrange et sinistre apparence. Le Canadien et Pepe jetaient un regard fixe sur les objets qui les entouraient, et semblaient ne pas les voir.

L’échec terrible qu’ils venaient d’éprouver n’avait pas abattu leur courage, mais l’avait momentanément changé en une sombre et pensive résignation. Bois-Rosé, surtout, en pensant à Fabian, baissait mélancoliquement la tête et paraissait affaissé sous le poids de sa douleur. Sa colère impétueuse avait disparu pour faire place à l’humiliation d’un vieux soldat qui se verrait désarmé par des recrues. Quant à Fabian, il avait conservé le calme d’un homme pour qui la vie, sans être un fardeau trop pesant, est un poids incommode dont il at-