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Page:Gabriel Tarde Fragment d'histoire future 1896.djvu/17

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une île nouvelle — c’était une erreur — et il eut la joie de livrer un combat, le dernier dont l’histoire ancienne fasse mention, avec une tribu de sauvages qui paraissaient bien primitifs, parlant anglais et lisant des bibles. Dans ce combat, il déploya une telle valeur qu’il fut jugé unanimement fou par son équipage, et en grand danger de perdre son grade, après qu’un alieniste consulté fut sur le point de confirmer publiquement ce sentiment populaire en le déclarant atteint de monomanie-suicide d’un nouveau genre. Par bonheur un archéologue a protesté en montrant, documents en mains, que ce phénomène devenu si étrange, mais fréquent dans les siècles passés sous le nom de bravoure, était un simple cas d’atavisme assez curieux à examiner. Le mal est que l’infortuné Miltiade avait été blessé au visage dans la même rencontre ; et sa cicatrice, que tout l’art des meilleurs chirurgiens n’est jamais parvenu à effacer, lui attira le surnom affligeant et presaue injurieux de balafré. On comprend aisément que, à partir de cette époque, aigri par le sentiment de sa difformité partielle comme le vieux scalde appelé Byron l’avait été jadis pour une cause à peu près semblable, il avait évité de se présenter en public pour faire montrer au doigt les traces manifestes de son accès de folie passée. On ne le vit plus jusqu’au jour où, son vaisseau étant cerné par les glaces au milieu du Gulf-Stream, il dut, avec ses compagnons, achever la traversée à pied sur l’Atlantique solidifiée.

Au milieu du chauffoir central d’État, vaste salle voûtée aux murs de dix mètres d’épaisseur, sans fenêtres, ceinte d’une centaine de fours gigantesques et constamment éclairée par leurs cent gueules flamboyantes, Miltiade apparaît un jour. Le reste de l’élite humaine des deux sexes y était ramassée, splendide encore dans sa misère ; non pas les grands savants chauves, ni les grandes actrices mêmes, ni les grands écrivains essoufflés, ni les importants sur le retour, ni les vieilles dames respectables — la broncho-pneumonie, hélas ! en a fait coupe blanche dès les premiers froids — mais les fervents héritiers de leurs traditions et de leurs secrets, et aussi de leurs fauteuils vides, leurs élèves pleins de talents et d’avenir. Aucun professeur de Faculté, mais beaucoup de suppléants et de préparateurs ; aucun ministre, mais beaucoup de jeunes secrétaires d’État ; pas une mère de famille, mais force modèles de peintres, admirables de formes et aguerries contre le froid par l’habitude de la vie nue, surtout nombre de beautés mondaines préservées de même par l’hygiène excellente du décolletage quotidien, sans compter l’ardeur