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Page:Gabriel Tarde Fragment d'histoire future 1896.djvu/16

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circulation, sont, une nuit, changés en glaçons ; et la nuit suivante cent mille autres hommes meurent de même. De cette belle race humaine si robuste et si noble, formée par tant de siècles d’efforts et de génie, par une sélection si intelligente et si prolongée, il n’allait plus rester bientôt que quelques milliers, quelques centaines d’exemplaires hâtifs et tremblants, uniques dépositaires des derniers débris de ce qui fut la Civilisation.


III

LA LUTTE


En cette extrémité, un homme a surgi qui n’a pas désespéré de l’humanité. Son nom nous a été conservé. Par une singulière coïncidence, il s’appelait Miltiade, comme un autre sauveur de l’hellénisme. Il n’était pas de race hellène pourtant ; Slave croisé de Breton, il n’avait sympathisé qu’à demi avec la prospérité niveleuse et amollissante du monde néo-grec, et, dans ce complet déluge, dans ce triomphe universel d’une sorte de renaissance byzantine modernisée, il était de ceux qui gardaient pieusement au fond de leur cœur des germes de dissidence. Mais, pareil au barbare Stilicon, défenseur suprême de la romanité sombrante contre la horde de la barbarie, c’est ce dissident de la civilisation qui, sur la pente de son vaste écroulement, seul entreprit de la retenir. Éloquent et beau, mais presque toujours taciturne, non sans quelques rapports de poses et de traits, disait-on, avec Chateaubriand et Napoléon (deux célébrités, comme on sait, d’une petite partie du monde en leur temps), adoré des femmes dont il était l’espoir, et de ses hommes dont il était l’effroi, il avait de bonne heure écarté la foule, et un accident singulier était venu redoubler sa sauvagerie naturelle. Trouvant la mer moins plate encore que la terre et en tous cas plus grande, il avait, sur le dernier navire cuirassé de l’État dont il était capitaine, passé sa jeunesse à faire le périple de police des continents, à rêver d’aventures impossibles, de conquêtes quand tout était conquis, de découvertes d’Amériques quand tout était découvert, et à maudire tous les voyageurs, tous les inventeurs, tous les conquérants anciens, heureux moissonneurs de tous les champs de gloire où il n’y avait plus rien à glaner. Un jour pourtant, il crut avoir découvert