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JE SAIS TOUT

— Levez-vous, vieil idiot, s’écria Caleb ; vous ai-je jamais demandé votre avis ? Levez-vous et retournez dans votre chambre.

Taterley se leva, frottant sa manche râpée sur son œil unique et la poitrine secouée de sanglots étouffés, pleurant comme il aurait pu pleurer aux jours de sa jeunesse, dont il venait d’évoquer le souvenir ; il sortit de la pièce. Caleb resta un moment pensif après son départ ; puis il replia le testament et le mit dans une enveloppe.

— Je ne le laisserai pas ici, dit-il. Si quelque chose m’arrivait, ce vieux radoteur aurait l’audace de le détruire. Non, je vais l’envoyer à Weston. C’est un homme de loi correct.

Caleb mit une adresse sur l’enveloppe, prit des timbres dans son portefeuille et les colla.

— Rien de mieux que de faire les choses immédiatement, murmura-t-il. Je vais jeter cela à la poste.

Et, prenant son chapeau, il descendit l’escalier sa lettre à la main. Lorsqu’il revint chez lui, il eut la surprise de retrouver Taterley assis sur une chaise à un bout de la table du salon, les bras étalés devant lui et la tête posée dans ses mains.

Caleb s’arrêta, stupéfait :

— Eh bien, c’est un peu fort, s’écria-t-il. Venir vous installer ici de la sorte ! Dites, Taterley, que diable faites-vous ici ?

Caleb s’avançant secoua Taterley vigoureusement par les épaules. Mais Taterley ne bougea pas. Alors Caleb posa la main sur la tête de son domestique et la tourna vers lui. Les joues parcheminées du vieil homme portaient encore la trace des humides sillons de ses larmes.

Avec une exclamation effrayée, Caleb se pencha pour regarder de plus près l’homme immobile dont il répéta encore le nom d’une voix irritée. Enfin, il le repoussa sur la chaise et, pâlissant, il s’éloigna du corps inerte. Taterley était mort.


CHAPITRE V

Où il est question d’une résolution, d’une affreuse affaire et d’un changement de cadavre.


Caleb Fry demeura longtemps debout, essayant de détacher ses yeux de cette forme silencieuse, avant d’avoir pu se rendre compte de l’événement grave et terrible qui venait de s’accomplir. Le mort avait été son compagnon. Il n’y avait aucun acte important de sa vie auquel ne se rattachât la mémoire de Taterley. Il le retrouvait dans ses promenades, aux heures de ses repas et de son coucher. Quelques instants auparavant, Caleb lui parlait et, maintenant… tout lui semblait changé, sa vie elle-même serait toute autre. Pourtant, il savait qu’il fallait agir, faire quelque chose du cadavre. Il alla jusqu’à la sonnette, comme pour appeler.

Puis il se dit tout bas :

— Qu’aurait fait Taterley ?

Cette pensée fit surgir en lui des pensées qu’il n’avait jamais eues et il restait à dans un coin, pinçant nerveusement ses lèvres.

— Qu’aurait fait Taterley, si j’étais là, mort, au lieu de lui ?

Lentement, Caleb revint à l’extrémité de la table et contempla la tête de Taterley courbée sur ses bras allongés et il l’appela encore avec un frisson.

— Taterley ! Taterley ! fit-il une seconde fois.

Sa voix s’éteignit dans un souffle et il murmura :