Page:Gallon - Taterley, trad Berton, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/19

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
TATERLEY
711

— Mort ! Et il est assis là comme s’il dormait. Pourquoi est-il parti ? Il avait l’air si fort et si bien portant ! Est-ce que je ne pourrais pas, moi aussi ?…

Il porta sa main tremblante à son front.

— Supposons que je sois mort, supposons que c’est moi qui suis mort et que Taterley est là à me veiller.

Il fit un tour dans la chambre, les yeux toujours rivés au cadavre.

— Si j’étais mort ! murmura-t-il encore. Ètre là étendu, seul et mort ! Personne ne s’intéresse à Taterley, personne ne le connaît que moi. Si j’étais à sa place, qui donc me pleurerait, qui donc me regretterait ? Taterley, peut-être, s’il m’avait survécu. Personne autre, personne !

Sa lèvre prit un pli amer.

— Comme les autres seraient accourus afin d’attraper ce qu’ils auraient pu et comme ils m’auraient maudit de ne rien leur avoir laissé ! Je me demande ce qu’ils auraient dit ?

S’arrêtant à cette pensée, il eut un hoquet rageur puis il prit la lampe et l’éleva au-dessus de la tête de Taterley et le regarda de plus près en murmurant :

— Est-il assez paisible ? Serai-je ainsi ? Je me demande ce qu’ils diront le jour où ils viendront pour me voir comme je le vois, lui. Je voudrais le savoir. Pauvre Taterley ! Depuis si longtemps, si, si longtemps ! On disait que nous nous ressemblions, quand nous étions à l’école.

Tant de pensées confuses s’agitaient dans son esprit bouleversé par cette tragédie soudaine qu’il lui semblait vivre depuis quelques instants dans l’irréel. Dominant tout, cette idée l’obsédait qu’il pouvait être là, immobile pour toujours, à la place de Taterley, si le sort l’avait voulu.

— Si cela était, dit-il lentement, le cousin Hector aurait tout ce que je possède. Que ferait-il de cet argent que j’ai eu tant de mal à mettre de côté ? Ma résolution est-elle sensée ? Ai-je sagement agi ? Qui donc me le dira ? Je me demande si un homme ou son fantôme peuvent revenir pour voir le résultat de leur action sur la terre, quel usage est fait de ce qu’ils ont laissé derrière eux. Taterley peut-il voir et savoir ?

Il errait à travers la chambre, se familiarisant peu à peu avec l’horreur de sa situation.

Des pensées plus douces surgissaient en lui :

— Il a parlé d’elle ce soir, ce pauvre Taterley ! Il m’a dit qu’il l’aimait. Si Taterley avait été riche et que j’eusse été pauvre, qu’aurait-il fait ? Qu’aurait il fait ? Il aurait, sans doute, donné son argent à… son fils à elle.

Les doigts de Caleb torturaient toujours ses lèvres, ses yeux revenaient sans cesse vers Taterley.

— Il me rappelait que je lui avais promis à son lit de mort… Je… je voudrais bien savoir ce qu’Hector Krudar fera de l’argent… quand… je serai mort. Et cela peut arriver dans une heure, peut-être cette nuit. J’ai entendu parler de deux hommes qui avaient été longtemps ensemble et qui moururent bien peu de temps l’un après l’autre, mais je suis fort et bien portant, je voudrais savoir ce qu’ils diront de moi quand je ne serai plus qu’un cadavre incapable de les entendre. Je voudrais pouvoir revenir et tout leur reprendre.

Il étendit un doigt vers le mort.

— Si cela était Caleb Fry et ceci Taterley.

Il se frappa la poitrine.

— Dans ce cas, Taterley saurait tout, lui. Mon Dieu !

Caleb se pencha encore vers l’inerte Taterley,

— Si c’était cela le cadavre de Caleb Fry et si lui, Caleb Fry, devenait Taterley ! Si Caleb Fry était mort pour tous et qu’ils vinssent alors, les autres, réclamer l’héritage et se le disputer… Pourquoi pas ? Je suis si peu connu, mes