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JE SAIS TOUT

— Vous l’avez vue, alors ?

— Vue ? Comment ! Comment savez-vous ça ?…

— Oh ! je l’ai deviné, dit Caleb. Je ne sais pas comment, par exemple, mais je l’ai deviné.

— Eh bien oui, je l’ai vue, répondit Donald en faisant deux pas dans la pièce et, jetant son chapeau sur la table, il se mit à sourire à son couvre-chef. Il reprit : « Vous savez ce que je vous ai dit d’elle, Taterley ? Eh bien, voyez-vous, ce qui vient d’arriver de merveilleux : elle m’aime et elle me l’a dit ! Pensez donc ! » Donald se recula pour voir l’effet de ces extraordinaires révélations. Caleb fit encore un signe de tête et dit :

— Mais oui, c’est bien ça…

— Eh bien ! vous prenez cette nouvelle tranquillement, s’écria Donald en le dévisageant, on dirait que ça peut arriver tous les jours.

— Non, non, dit Caleb lentement, mais je le savais depuis quelque temps. J’ai tout deviné.

— Oh ! ce n’est pas possible, s’écria Donald, c’est tout à fait impossible ! Mais j’en perds la respiration. Pensez qu’elle… Oh ! ce n’est pas possible. Je crois que je rêve.

— Mais vous avez pourtant l’air assez éveillé, dit Caleb en souriant.

Donald s’avança et, posant ses mains sur les épaules du vieillard, il le secouait frénétiquement.

— Oui, ce n’est pas un rêve, dit-il. C’est une belle réalité. Elle m’a dit elle-même qu’elle m’aimait, Taterley ! Il n’y a pas sur la terre tout entière une autre jeune fille si pure et si jolie. Elle est divine, Taterley. Elle n’aurait jamais dû naître dans notre méprisable monde et, pourtant, sa présence en fait un lieu de délices. Vous ne pouvez pas comprendre, Taterley, vous n’avez jamais été amoureux !

Et il lâcha enfin les épaules du vieillard.

Le souvenir des paroles prononcées par le pauvre mort revint à ta mémoire de Caleb, en même temps que le sentiment confus de la justice qu’il devait rendre à la noblesse de ce cœur dévoué. Et il répondit :

— Vous pensez que Taterley n’aurait jamais pu aimer personne ? Je vous comprends bien, mais j’ai pourtant aimé quelqu’un tendrement jadis.

Donald se retourna sans rien dire et regarda Caleb d’un air surpris.

— Elle ne l’a jamais su et ça ne m’a servi à rien ; elle en a épousé un autre. Elle est morte il y a longtemps.

— J’en suis fâché, Taterley, fit-il doucement. Qui était-ce ?

— Votre mère !

Il trouvait juste, pensait-il, de montrer le meilleur et le plus humain côté du mort, de révéler ce roman caché et d’en nimber, comme d’une auréole, la vie manquée du pauvre Taterley.

Le jeune homme le regarda stupéfait, d’abord, puis avec une pitié sincère.

— Ma… ma mère, dit-il tout haletant, mais elle ne l’a jamais deviné ?

— Personne n’en a jamais rien su. À quoi bon ? Qu’était-ce que Taterley pour qu’il puisse être aimé ?

Il se détourna avec un sentiment de honte.

— Pauvre vieux ! lui dit doucement le jeune homme. Je ne pensais pas qu’on pût souffrir sans crier. Je comprends maintenant pourquoi vous avez été si bon pour moi.

Caleb se détourna vivement et s’assit. Le jeune homme alla à la fenêtre contempler la belle nuit d’été, en fredonnant gaiement.

Cette nouvelle existence rendit Caleb moins sensible aux choses pratiques de la vie.