Page:Garneray - Voyages (Lebègue 1851).djvu/19

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tout, faut pas me plaindre… le moment serait mal choisi ; car on dit que nous allons justement croiser dans les mers de l’Inde…

La conversation de mon matelot Kernau m’intéressait beaucoup, comme on doit le penser ; car tout ce qu’il me racontait soulevait un coin du rideau qui recouvrait cet horizon inconnu et mystérieux que je brûlais du désir de connaître.

Aussi, pendant toute la journée trouva-t-il, dans ma personne, un auditeur empressé et attentif, ce qui lui per­mit, à sa grande joie, de parler seul et sans discontinuer tout à son aise.

La nuit venue, nous rencontrâmes, dans une rue située près de la caserne d’infanterie, plusieurs soldats qui rentraient à leurs quartiers. Kernau, excité par l’excellent dîner que les louis de mon cousin Beaulieu m’avaient per­mis de lui offrir, et que, convive zélé et reconnaissant, il avait fêté en vrai frère la Côte, c’est-à-dire comme un homme qui ne sait pas reculer, Kernau, dis-je, excité outre mesure, ne laissa pas échapper cette excellente occasion de s’amuser. Il commença par apostropher les soldats de pousse-cailloux, de casse-dos, puis mis en gaieté par cette métaphore classique, il passa bientôt, après s’être élevé aux plus grandes hauteurs de l’éloquence, à de dangereuses et blessantes personnalités. Le résultat de la conduite de mon matelot fut naturellement une rixe violente. Kernau, doué d’une force herculéenne, d’une prodigieuse agilité et d’un sang-froid que l’animation du combat lui laissait en entier, se montra un héros. À chaque coup de poing renversant un homme et quelquefois même le mettant hors de combat, il ne succomba à la longue que sous les efforts réunis d’une patrouille entière qui accourut pour rétablir la