Page:Gautier - Œuvres de Théophile Gautier, tome 2.djvu/248

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Que l’on ne se moque pas trop de l’amour de Tiburce : combien ne rencontre-t-on pas de gens très épris de femmes qu’ils n’ont vues qu’encadrées dans une loge de théâtre, à qui ils n’ont jamais adressé la parole, et dont ils ne connaissent même pas le son de voix ? ces gens-là sont-ils beaucoup plus raisonnables que notre héros, et leur idole impalpable vaut-elle la Madeleine d’Anvers ?

Tiburce marchait d’un air mystérieux et fier comme un galant qui revient d’un premier rendez-vous. La vivacité de la sensation qu’il éprouvait le surprenait agréablement ; — lui qui n’avait jamais vécu que par le cerveau, il sentait son cœur ; c’était nouveau : aussi se laissa-t-il aller tout entier aux charmes de cette fraîche impression ; une femme véritable ne l’eût pas touché à ce point. Un homme factice ne peut être ému que par une chose factice ; il y a harmonie : le vrai serait discordant. Tiburce, comme nous l’avons dit, avait beaucoup lu, beaucoup vu, beaucoup pensé et peu senti ; ses fantaisies étaient seulement des fantaisies de tête, la passion chez lui ne dépassait guère la cravate ; cette fois il était amoureux réellement, comme un écolier de rhétorique ; l’image éblouissante de la Madeleine voltigeait devant ses yeux en taches lumineuses, comme s’il eût regardé le soleil ; le moindre petit pli, le plus imperceptible détail se dessinait nettement dans sa mémoire, le tableau