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LES DERVICHES HURLEURS.

fles noirs ou de bœufs d’un gris argenté, des chiens roux dormant en tas au soleil, animent le tableau de leurs groupes variés et de leurs oppositions de formes et de couleurs.

Au fond s’étend la ville de Scutari avec ses maisons peintes en rouges, ses minarets blancs se détachant sur le noir rideau de cyprès de son Champ-des-Morts. La grande rue de Scutari, qui s’élève graduellement jusqu’au sommet de la colline, a la physionomie beaucoup plus franchement turque qu’aucune de celles de Constantinople. On sent qu’on est sur la terre d’Asie, sur le sol véritable de l’Islam. Nulle idée européenne n’a franchi ce bras de mer étroit que quelques coups de rames suffisent à traverser. — Les anciens costumes, turbans évasés, longues pelisses, caftans de couleurs claires, se rencontrent bien plus fréquemment à Scutari qu’à Constantinople. La réforme ne semble pas y avoir pénétré.

La rue est bordée de marchands de tabac étalant sur une planchette leurs blondes meules de latakyé surmontées d’un citron, de gargotiers faisant rôtir le kébab à des broches perpendiculaires, de pâtissiers enfournant le baklava, de bouchers suspendant à des chaînettes des quartiers de viande au milieu d’un tourbillon de mouches, d’écrivains traçant des suppliques dans une échoppe placardée de tableaux calligraphiques, de cawadjis apportant à leurs pratiques le narghilé à la carafe limpide, au long tuyau de cuir flexible.

Quelquefois, la rue s’interrompt pour faire place à un petit cimetière qui s’intercale familièrement entre une boutique de confiserie et un vendeur de râpes de maïs. — Plus loin, une vingtaine de maisons manquent, et sont remplacées par un tas de cendres au milieu desquelles s’élèvent les cheminées de briques qui seules ont pu résister à la violence du feu.