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LES INCENDIES.

pouvions en jouir en artistes, tout en déplorant un tel malheur.

À deux ou trois jours de là, Péra prit feu à son tour. — Le Tekké des derviches tourneurs fut bientôt envahi par les flammes, et là je vis un bel exemple du flegme oriental. Le chef des derviches fumait sa pipe sur un tapis que l’on reculait de temps à autre à mesure que l’incendie gagnait du terrain. Le petit bout de cimetière qui s’étend devant le Tekké s’encombra rapidement de tous les objets, ustensiles, meubles et marchandises des maisons menacées qu’on déménageait souvent par les fenêtres pour aller plus vite : les faïences les plus grotesques s’étalaient sur les tombes dans un pêle-mêle affreux et risible. La population — presque toute chrétienne — du quartier ne manifestait pas la même résignation que montrent les Turcs en pareille circonstance ; les femmes criaient ou pleuraient, assises sur leurs meubles entassés.

Les vociférations se croisaient de toutes parts, le désordre et le tumulte étaient au comble. Enfin, on parvint à faire la part du feu, et, du Tekké jusqu’au bas de la colline, il ne resta debout que les cheminées. Dans les désastres les plus sérieux, il y a toujours quelques détails burlesques : je vis un homme qui manqua se faire cuire pour sauver des tuyaux de poêle ; plus loin, un pauvre vieux et une pauvre vieille, qui veillaient leur fils mort dans une maison embrasée, ne voulaient pas abandonner le cher cadavre, et on fut obligé de les emporter de force. C’était le côté touchant. Comme effet pittoresque, je remarquai les cyprès du Jardin des Derviches qui se desséchaient, jaunissaient et s’allumaient comme des chandeliers à sept branches.

Trois ou quatre nuits plus tard, Péra se ralluma par l’autre bout, vers le grand Champ-des-Morts ; une vingtaine de maisons de bois brûlèrent comme des allumettes, lan-