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LES ÎLES DES PRINCES.

nables : chibouck, narghilé, cigare, cigarette, rien n’y manque ; la silhouette coloriée de Karagheuz se démène derrière son transparent et débite ses lazzi au bruit du tambour de basque.

De temps en temps, un reflet bleu comme celui de la lumière électrique vient éclairer bizarrement une façade de maison, un bouquet d’arbres, un groupe de promeneurs ; l’on se retourne et l’on sourit : c’est un amoureux qui brûle un feu de Bengale en l’honneur de sa maîtresse ou de sa fiancée. — Il doit y avoir beaucoup d’amoureux à Prinkipo, car une lumière ne s’était pas plutôt éteinte qu’une autre se rallumait. Par maîtresse, il faut entendre, dans le sens de la vieille galanterie, femme à qui l’on rend des soins pour s’en faire aimer avec intention de mariage, et pas autre chose, car les mœurs sont ici fort rigides.

Peu à peu chacun rentre chez soi, et vers minuit toute l’île dort d’un sommeil paisible et vertueux ; cette promenade et les bains de mer composent les plaisirs de Prinkipo ; — pour les varier, j’exécutai, avec un aimable jeune homme dont j’avais fait connaissance à la table d’hôte, une grande excursion à ânes dans l’intérieur de l’île ; nous traversâmes d’abord le village, dont le marché était fort réjouissant à l’œil avec ses étalages de concombres aux formes étranges, de pastèques, de melons de Smyrne, de tomates, de piment, de raisins et de denrées bizarres ; puis nous suivîmes la mer tantôt de près, tantôt de loin, à travers des plantations d’arbres et des champs cultivés, jusqu’à la maison d’un pope, très-bon vivant, qui nous fit servir, par une belle fille, du raki et des verres d’eau glacée ; ensuite, contournant l’île, nous arrivâmes à un ancien monastère grec, assez délabré, servant maintenant d’hôpital de fous.

Trois ou quatre malheureux en haillons, le teint hâve, l’air morose, s’y traînaient le long des murs avec un bruis-