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LE CIMETIÈRE DE SCUTARI.

combinées pour causer la terreur, tandis que les urnes antiques s’entourent de gais bas-reliefs où de gracieux Génies jouent parmi les feuillages, et que les cippes musulmans, diaprés d’azur et d’or, semblent, sous l’ombre de beaux arbres, plutôt les kiosques de l’éternel repos que la demeure d’un cadavre. — Là-bas j’ai souvent fumé ma pipe sur une tombe, action qui me semblerait irrévérente ici, et pourtant une mince lame de marbre me séparait seule du corps inhumé à fleur de terre.

Plus d’une fois j’ai traversé le cimetière de Péra, par les clairs de lune les plus fantastiques, à l’heure où les blanches colonnes funèbres se dressent dans l’ombre, comme les nonnes de Sainte-Rosalie au troisième acte de Robert le Diable, sans que mon cœur battît une pulsation de plus ; prouesse que je n’exécuterais au cimetière Montmartre qu’avec une invincible horreur, des moiteurs glacées dans le dos et des tressaillements nerveux au moindre bruit, quoique j’aie affronté cent fois, en ma vie de voyageur, des sujets d’épouvante bien autrement réels ; mais, en Orient, la mort se mêle si familièrement à la vie, qu’on n’en a plus aucun effroi. Des défunts sur lesquels on prend son café, avec qui l’on fume son chibouck, ne peuvent devenir des spectres. Aussi, en sortant de la ménagerie des derviches hurleurs, acceptai-je avec plaisir, pour me reposer de ce spectacle hideux, la proposition d’une promenade au Champ-des-Morts de Scutari, le mieux situé, le plus vaste et le plus peuplé de l’Orient.

C’est un immense bois de cyprès couvrant un terrain montueux, coupé de larges allées et tout hérissé de cippes sur un espace de plus d’une lieue. — On ne se fait pas une idée, dans les pays du Nord, en voyant ces maigres quenouilles qu’on y appelle des cyprès, du degré de beauté et de développement qu’acquiert, sous de plus chaudes latitudes,