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KARAGHEUZ.

Des groupes de femmes assises au bord de la route élargie en place vague fixent hardiment sur vous leurs grands yeux noirs, et s’amusent à voir fourmiller cette foule bigarrée de Turcs, de Grecs, d’Arméniens, de Persans, de Bulgares, d’Européens, qui vont et viennent à pied, à cheval, à mule, à âne, en voiture de toute forme et de tout pays.

Le coup de canon qui indique le coucher du soleil et termine le jeûne vient de retentir. Les cafés se remplissent, et des nuages de fumée de tabac s’élèvent de toutes parts ; les tarboukas ronflent, les plaques métalliques des tambours de basque frissonnent, les rebecs grincent, les flûtes piaulent et les voix nasillardes des chanteurs ambulants glapissent et détonnent sur tous les tons possibles, formant un joyeux charivari.

Sur l’esplanade de la caserne d’artillerie, les élégants font parader leurs chevaux, et les eunuques noirs, aux joues bouffies et glabres, aux jambes démesurées, lancent à fond de train leurs superbes montures. Ils se défient à la course en poussant de petits cris grêles, et galopent sans se soucier le moins du monde des chiens jaunes et roux dormant dans la poussière avec un fatalisme imperturbable.

Plus loin, des enfants jouent au chat, perchés sur les tombes plates des arméniens et des chrétiens grecs, privées de tout emblème religieux, comme si la terre musulmane tolérait seulement ces morts d’une croyance différente ; ces gamins philosophiques ne semblent en aucune manière songer qu’ils foulent un sol pétri de poussière humaine ; ils déploient une ardeur de vie, un éclat de gaieté qu’on aurait de la peine à comprendre en France, mais qui paraissent tout naturels en Turquie.

Le petit Champ-des-Morts représente le boulevard des Italiens, le grand Champ remplace le bois de Boulogne : c’est