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KARAGHEUZ.

rouge, aux joues plaquées de fard, au costume de sultane d’opéra-comique, et qui se trémousse fort coquettement. Le mariage conclu, Karagheuz envoie les présents de noces : quatre arabas, quatre talikas, quatre chevaux de main, quatre chameaux, quatre vaches, quatre chèvres, quatre chiens, quatre chats, quatre cages pleines d’oiseaux ; puis viennent des hammals chargés de divans, de pipes, de narghilés, de tabourets, de guéridons, de tapis, de lanternes, d’écrins à bijoux, de coffres à vêtements, de vaisselle et poteries intimes. Ce défilé, instructif pour l’étranger, qu’il initie aux détails du ménage turc, s’exécute sur une marche tartare d’un rhythme carré dont la persistance finit par être agréable et vous loge invinciblement le motif dans la tête. Toute cette magnificence ne sauve pas Karagheuz d’une infortune conjugale prématurée. La jeune fille, tout à l’heure si fluette, s’arrondit visiblement par l’effet d’une fécondité précoce dans laquelle son mari n’a rien à revendiquer ; le pauvre Karagheuz se trouve père le jour même de ses noces, phénomène qui l’étonne singulièrement et auquel il finit par se résigner comme un mari parisien.

Cette parade m’amusa beaucoup, car elle ne nécessite pas, comme la première, l’intelligence du dialogue, et elle me fit le plaisir que le ballet cause à l’Opéra aux étrangers qui ne comprennent pas notre langue.

Les chevaux, les chameaux, les chiens, tous les accessoires du défilé étaient découpés avec la plus réjouissante naïveté de formes, et rappelaient le goût primitif des vignettes d’Épinal ; les Turcs, à qui leur religion défend de retracer par le dessin ou la peinture aucun objet qui ait eu vie, en sont restés, sous ce rapport, à la plus gothique barbarie, et les marionnettes de Karagheuz, seules représentations tolérées de la figure humaine, se ressentent de cette inexpérience ; cependant ces figurines, comme tout ce qui est