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Page:Gautier - Constantinople, Fasquelle, 1899.djvu/184

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CONSTANTINOPLE.

primitif, ont un caractère que leur ôterait une plus savante exécution.

Je regagnai Péra par une partie déserte du cimetière, en suivant une allée bordée de cyprès énormes. La lune laissait filtrer entre leurs masses sombres ses rayons argentés, et détachait sur un fond de l’opacité la plus noire des tombes blanches qui se dressaient sur le bord du chemin, comme des spectres dans leur linceul. Un silence profond régnait sous cette forêt funèbre, troublé de temps à autre par l’aboiement lointain d’un chien ; il me semblait que j’entendais battre mon cœur, seul vivant au milieu de cette population morte, lorsque tout à coup une voix retentit à mon oreille, comme une trompette du jugement dernier, et me dit en français cette phrase qui ne justifiait pas le tressaillement quelle me causa : « Monsieur, voulez-vous m’acheter mes derniers gâteaux ? »

Cette offre inopportune de pâtisserie, au fond d’un cimetière, à minuit, l’heure romantique, l’heure des apparitions, avait quelque chose de grotesque et de formidable qui me fit rire et qui me fit peur ; était-ce l’ombre d’un mitron compatriote mort à Constantinople et sorti de la terre pour m’offrir l’ombre d’une brioche ? Cela n’était guère probable. Aussi marché-je du côté d’où partait la voix.

Un gaillard très-solide, très-réel, fort moustachu et bien musclé, tenait devant lui une petite table chargée de croquettes et attendait une pratique invraisemblable dans ce carrefour solitaire. Il parlait français parce qu’il avait servi quelques années comme Turco en Algérie, et, dégoûté des armes, se livrait à ce débonnaire commerce de pâtisserie nocturne.

Je lui achetai son fonds de boutique pour une trentaine de paras, me réservant d’en faire hommage aux chiens attardés que je rencontrerais, et je continuai ma route.