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KARAGHEUZ.

Le lendemain, pour continuer mes études sur le polichinelle turc, mon ami me proposa de descendre à Top’hané, où, dans l’arrière-cour d’un café, se donnaient des représentations de Karagheuz non censurées, avec toute la liberté bouffonne et lubrique que comporte le type.

La cour était remplie de monde. Les enfants, et surtout les petites filles de huit à neuf ans, abondaient. Il y en avait de délicieuses qui rappelaient, dans leur sexe encore indécis, ces jolies têtes de la Sortie de l’École de Decamps, si gracieusement bizarres et si fantasquement charmantes. De leurs beaux yeux étonnés et ravis, épanouis comme des fleurs noires, elles regardaient Karagheuz se livrant à ses saturnales d’impuretés et souillant tout de ses monstrueux caprices. Chaque prouesse érotique arrachait à ces petits anges naïvement corrompus des éclats de rire argentins et des battements de mains à n’en pas finir ; la pruderie moderne ne souffrirait pas qu’on essayât de rendre compte de ces folles atellanes, où les scènes lascives d’Aristophane se combinent avec les songes drôlatiques de Rabelais ; figurez-vous l’antique dieu des jardins habillé en Turc et lâché à travers les harems, les bazars, les marchés d’esclaves, les cafés, dans les mille imbroglios de la vie orientale, et tourbillonnant au milieu de ses victimes, impudent, cynique et joyeusement féroce. On ne saurait pousser plus loin l’extravagance ithyphallique et le dévergondage d’imagination obscène.

Le Karagheuz se transporte souvent dans les sérails et y donne des représentations que les femmes suivent cachées derrière des tribunes grillées. — Comment accorder ce spectacle si libre avec des mœurs si sévères ? N’est-ce pas parce qu’il faut toujours quelque rondelle fusible à la chaudière trop poussée, et que la morale la plus exacte doit laisser un échappement à la corruption humaine ? D’ailleurs, ces fan-