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CONSTANTINOPLE.

détonnait plus qu’avec peine ; d’énormes bancs de fumée, que le vent ne pouvait plus résoudre, rampaient sur l’eau comme des phoques monstrueux ; la rosée froide de la nuit finissait par tremper les vêtements les plus épais ; il fallait songer à se retirer, opération qui n’était pas sans difficulté ni péril. Mon caïque m’attendait au bas de l’échelle du navire ; je hélai mes caïdjis, et nous partîmes.

C’était sur le Bosphore le plus prodigieux fourmillement d’embarcations de toutes sortes qu’on puisse imaginer : malgré les cris d’avertissements, les rames s’enchevêtraient à tout instant avec les rames, les bordages se frôlaient et les avirons étaient obligés de se replier sur le flanc des barques, comme des pattes d’insectes, sous peine de se rompre.

Les pointes des proues vous passant à deux pouces de la figure comme des javelots ou des becs d’oiseaux de proie ; les réverbérations de tous ces feux lançant leurs dernières lueurs, aveuglaient les caïdjis et les trompaient sur leur vraie direction ; une barque lancée à toute vitesse faillit passer par-dessus la nôtre, et j’aurais été coulé assurément à fond ou coupé en deux si ses bateliers, d’une adresse incomparable, n’eussent brassé en arrière avec une vigueur surhumaine.

Enfin j’arrivai sain et sauf à Top’Hané à travers un clapotis et un miroitement de vagues, dans un tumulte de barques et de cris à rendre fou, et je remontai à l’hôtel de France, au petit Champ-des-Morts, par des rues qui devenaient de plus en plus désertes, enjambant avec précaution des campements de chiens endormis.

Pendant ce temps, l’heureux calife relevait, au fond du sérail, le voile de la belle esclave présentée par la sultane mère, et son regard parcourait lentement ces charmes mystérieux que nul œil humain ne verra après lui.