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CONSTANTINOPLE.

de ces lentisques venus dans ce fossé comblé de détritus humain !

Les pluies de l’hiver, les vents de l’été et le travail du temps ont emporté la terre sur les bas côtés du chemin, qui n’a pas été réparé sans doute depuis Constantin, et déchaussé la voie qu’on prendrait par places plutôt pour le sommet d’un large rempart à demi enfoui que pour une route praticable ; deux arabas suivaient pourtant ce chemin invraisemblable, l’un doré et peint, cahotant cinq ou six femmes bien vêtues et soigneusement voilées, tenant de beaux enfants sur leurs genoux ; l’autre en simples planches retenues par des chevilles de bois, secouant un clan de Tsiganes mâles et femelles, bruns comme les Indiens, hâves, déguenillés, qui piaulaient une stridente chanson bohème, sous laquelle bourdonnait un sourd ronflement de tambours de basque.

Je suis encore à comprendre comment ces lourdes voitures n’ont pas été précipitées vingt fois et brisées au fond de ces ornières de trois ou quatre pieds de profondeur ; mais les bœufs ont le pied sûr, et les conducteurs ne quittent pas les cornes de leurs bêtes. Quant à moi, je quittai cette tumultueuse carrière de pierre et fis marcher mon cheval sous les cyprès de l’immense Champ-des-Morts qui fait face aux remparts depuis les Sept-Tours jusqu’au bas des collines d’Eyoub.

Je marchais au petit pas, dans un étroit sentier tracé entre les tombes, lorsque j’aperçus, arrêtée près d’un cippe funèbre, une jeune femme masquée d’un yachmack assez transparent, et drapée d’un feredjé vert tendre ; elle tenait à la main une touffe de roses, et ses grands yeux avivés d’antimoine flottaient devant elle, perdus dans une indéfinissable rêverie. Apportait-elle ces fleurs sur quelque tombe aimée, ou se promenait-elle simplement sous ces tristes ombrages ?