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CONSTANTINOPLE.

de femmes et d’enfants. — Un grand cercle s’était formé autour d’une bande de Tsiganes qui jouait du violon et chantaient des ballades en idiome caló ; leur visage couleur de revers de botte, leurs longs cheveux noir bleuâtre, leur air exotique et fou, leurs grimaces sauvagement désordonnées et leurs haillons d’une pittoresque extravagance me firent penser à la poésie de Lenau, « les Bohémiens dans la bruyère, » quatre strophes à vous donner la nostalgie de l’inconnu et le plus féroce désir de vie errante. — D’où vient cette race indélébile dont on retrouve des échantillons identiques dans tous les coins du monde, parmi les populations différentes qu’elle traverse sans s’y mêler ? De l’Inde, sans doute, et c’est quelque tribu paria qui n’aura pu accepter l’abjection héréditaire et fatale. — J’ai rarement vu un camp de bohémiens sans avoir l’envie de me joindre à eux et de partager leur existence vagabonde ; l’homme sauvage vit toujours dans la peau du civilisé, et il ne faut qu’une légère circonstance pour éveiller ce désir secret de se soustraire aux lois et aux conventions sociales ; il est vrai qu’après une semaine passée à coucher à la belle étoile à côté d’un chariot et d’une cuisine en plein vent, on regretterait ses pantoufles, son fauteuil capitonné, son lit à rideaux de damas, et surtout les filets châteaubriand arrosés de grand bordeaux retour de l’Inde, ou même tout simplement l’édition du soir de la Presse ; mais le sentiment que j’exprime n’en est pas moins réel.

Les civilisations extrêmes pèsent sur l’individualisme et vous ôtent en quelque sorte la possession de vous-même en retour des avantages généraux qu’elles vous procurent ; aussi ai-je entendu dire à beaucoup de voyageurs qu’il n’y avait pas de sensation plus délicieuse que de galoper tout seul dans le désert, au soleil levant, avec des pistolets dans les fontes et une carabine à l’arçon de la selle ; personne ne veille sur vous, mais aussi personne ne vous entrave ; la li-