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LES ÎLES DES PRINCES.

berté règne dans le silence et la solitude, et il n’y a que Dieu au-dessus de vous. J’ai éprouvé moi-même quelque chose d’analogue en traversant certaines parties désertes de l’Espagne et de l’Algérie.

Je retrouvai mon talika et son conducteur où je les avais laissés, et la descente commença, opération assez désagréable, vu la roideur de la pente et l’état du chemin, que je ne saurais mieux comparer qu’à un escalier en ruines et démoli par places. Le saïs tenait la tête de son cheval, qui, à chaque instant, s’écrasait sur ses jarrets, et dont la caisse de la voiture talonnait la croupe ; ma situation dans cette boîte ressemblait assez à celle d’une souris qu’on cogne aux parois d’une ratière pour l’étourdir ; des cahots à décrocher le cœur le plus solidement chevillé me jetaient le nez en avant au moment où je m’y attendais le moins ; aussi, quoique je fusse assez las, je pris le parti de descendre et de suivre ma voiture à pied.

Des arabas et des talikas pleins de femmes et d’enfants opéraient aussi leur dégringolade du Bougourlou : c’étaient des éclats de rire et de voix à chaque cascade nouvelle, à chaque soubresaut inattendu ; tout un rang de femmes tombait sur le rang opposé, et des rivales s’embrassaient ainsi bien involontairement ; les bœufs, avec leurs genoux déjetés, s’arc-boutaient de leur mieux contre les aspérités du terrain, et les chevaux descendaient avec cette prudence des animaux habitués aux mauvais chemins ; les cavaliers galopaient franchement comme s’ils étaient en plaine, sûrs de leurs montures curdes ou barbes : c’était un pêle-mêle charmant, très-joyeux à l’œil et d’un aspect véritablement turc ; quoiqu’un espace de quelques minutes seulement sépare la rive d’Asie de la rive d’Europe, la couleur locale s’y est beaucoup mieux conservée, et l’on y rencontre beaucoup moins de Francs.