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CONSTANTINOPLE.

sins où l’artiste naïf a figuré de son mieux le panache de fumée s’échappant du tuyau et les palettes des roues battant l’eau bouillonnante.

Je m’embarquai au pont de Galata, dans la Corne-d’Or, point de départ des bateaux qui stationnent là en grand nombre, crachant leur vapeur blanche et noir condensée en nuage permanent dans l’azur léger du ciel. Le pont de Londres ou Heresford-suspension-Bridge ne présente pas un mouvement plus animé, un encombrement plus tumultueux que cette échelle dont les abords sont fort incommodes, car, pour parvenir aux embarcations, il faut franchir les garde-fous de ponts de bateaux ; enjamber des madriers, et passer sur des poutrelles pourries ou rompues.

Ce n’est pas une besogne aisée que de démarrer de là ; pourtant l’on y parvient, non sans se heurter quelque peu aux barques voisines, et l’on se met en route ; en quelques coups de piston l’on a gagné le large, et alors vous filez librement entre une double ligne de palais, de kiosques, de villages, de jardins, de collines, sur une eau vive, mélange d’émeraude et de saphir, où votre sillage fait éclore des millions de perles, sous un ciel le plus beau du monde, par un gai soleil qui jette des iris dans la bruine argentée des roues.

Il n’est rien de comparable, que je sache, à cette promenade faite en deux heures sur cette raie d’azur tirée comme limite entre deux parties du monde, l’Europe et l’Asie, qu’on aperçoit en même temps.

La tour de la Fille émerge bientôt avec sa silhouette blanche d’un si charmant effet sur le fond bleu des eaux : Scutari et Top’Hané se montrent à leur tour. Au dessus de Top’Hané la tour de Galata dresse son toit conique vert-de-grisé, et sur le revers de la colline s’étagent les maisons de pierre des Européens, les baraques de bois coloriées des