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SMYRNE.

mais elles continuent de frayer ensemble comme de vieux amis : s’asseoir, dormir, fumer, manger, causer d’amour sur une tombe n’emporte ici aucune idée de sacrilége ou de profanation ; les vaches et les chevaux paissent dans les cimetières ou les traversent à tout moment ; on s’y promène, on s’y donne rendez-vous absolument comme si les morts n’étaient pas là à quelques pieds, ou même à quelques pouces de profondeur, occupés à pourrir, et roides sous leurs planches de bois de mélèze. Mais laissons là ce sujet, qui pourrait ne pas paraître gai à nos lecteurs et surtout à nos lectrices d’Europe ; cependant Paris, au moyen âge, avait ses cimetières et ses charniers ; et à Londres, la ville de la civilisation par excellence, on enterre encore autour de Westminster, de Saint-Paul et autres églises.

Les quartiers que nous avions traversés étaient assez déserts, en sorte que la figure manquait un peu au paysage. En conséquence, nous priâmes le drogman de diriger notre caravane par le Bezestin, qui, dans une ville orientale, est toujours l’endroit le plus curieux, à cause du concours de costumes et de races de tous pays, que le désir de vendre et d’acheter, ou la simple envie de flâner, y attire. L’axiome anglais « Time is money » n’aurait aucun sens en Orient, car chacun s’y occupe à ne rien faire avec une conscience admirable, et les gens passent la journée assis sur une natte sans faire un mouvement.

Le Bezestin se compose d’une infinité de petites rues bordées de boutiques, ou plutôt d’alcôves à mi-hauteur, dans lesquelles se tiennent des marchands accroupis ou couchés, fumant ou dormant, ou bien encore roulant sous leurs doigts le comboloio, espèce de chapelet turc formé de cent grains, qui correspondent aux cent noms ou épithètes d’Allah. Avec la main, le marchand peut atteindre à tous les angles de son magasin ; les acheteurs se tiennent en dehors, et les