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Page:Gautier - Constantinople, Fasquelle, 1899.djvu/67

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SMYRNE.

fuge, fondée par M. le baron de Rothschild en faveur des pauvres israélites. — Un berceau, suspendu à deux arbres comme un hamac indien, mettait un peu de grâce au milieu de cet asile de la misère, de la difformité et de la vieillesse, cette infirmité incurable. L’enfant était recouvert d’un lambeau de gaze pour le préserver des mouches, et sa petite main, endormie et moite de la sueur du sommeil, passait seule hors du berceau, s’agitant comme pour saisir un hochet poursuivi en rêve.

Nous arrivâmes ainsi au marché des Esclaves, — une cour entourée d’arcades en ruines et de constructions effondrées. — Il n’y avait à vendre que deux jeunes négresses accroupies tristement sur un mauvais tapis et gardées par leur maître, un drôle à physionomie chafouine et rusée. Dès que nous mîmes le pied sur le seuil, une nuée de petits enfants en guenilles, dont les pauvres parents habitent ces décombres, accoururent au devant de nous en nous demandant l’aumône d’une voix glapissante.

L’une des deux négresses me toucha par l’expression inexprimablement nostalgique de ses yeux, et une mélancolie pour ainsi dire animale, celle d’une gazelle captive ; des yeux européens ne sauraient avoir ce regard, où la douleur n’est plus une pensée, mais un instinct. Elle avait des traits assez fins et rappelant le type gracieusement camard du sphinx et des colonnes cariatides d’Égypte ; un teint d’un noir bleuâtre avec une fleur sur le bord, comme les prunes de Monsieur. Je l’aurais bien achetée, si j’avais su qu’en faire, comme Victor Hugo de son petit cochon rose dans la grande rue des Boucheries de Francfort. Le marchand en voulait deux cent cinquante francs à peu près, ce qui n’était pas bien cher. Je dus me contenter de lui donner quelques piastres et des sucreries, qu’elle reçut avec un geste antique, le bras collé au corps, la paume de la main ren-