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UNE NUIT DU RAMADAN.

entre le champ funèbre et la joyeuse promenade une ligne de démarcation franchie à tout instant ; une rangée de chaises ou de tables ou s’accoudent les consommateurs devant une tasse de café, un sorbet ou un verre d’eau, règne d’un bout à l’autre de la terrasse, qui plus loin se contourne et va rejoindre le Grand-Champ-Des-Morts, derrière le haut Péra. De vilaines maisons à cinq, six ou sept étages, de cet affreux ordre d’architecture inconnu à Vignole, — l’ordre bourgeois, — aimable mélange de la caserne et de la filature, — bordent la chaussée d’un côté et jouissent d’une admirable vue dont elles ne sont pas dignes. — Il est vrai que ces maisons passent pour les plus belles de Constantinople, et que Péra s’en enorgueillit, les jugeant dignes, avec raison, de figurer honorablement à Marseille, à Barcelone et même à Paris ; elles sont en effet de la hideur la plus civilisée et la plus moderne ; cependant il est juste de dire que la nuit, vaguement éclairées par le reflet des fanaux et le scintillement des étoiles ou la lueur violette de la lune qui glace leurs façades badigeonnées, elles prennent, à cause de leur masse même, un aspect assez imposant.

À chaque bout de la terrasse se trouve un café-concert, c’est-à-dire joignant aux délices de la consommation l’agrément d’un orchestre en plein vent de musiciens bohèmes qui exécutent des valses allemandes et des ouvertures d’opéras italiens.

Rien n’est plus gai que cette promenade bordée de tombeaux ; la musique, qui ne s’arrête jamais, un orchestre recommençant lorsque l’autre finit, donne un air de fête à cette réunion habituelle de promeneurs, dont le chuchotement amical sert de basse aux phrases cuivrées de Verdi. Les vapeurs du latahyéh et du tombeki montent en spirales parfumées des chiboucks, des narghiléhs et des cigarettes, car tout le monde fume à Constantinople, même les femmes.