Page:Gautier - Constantinople, Fasquelle, 1899.djvu/96

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
90
CONSTANTINOPLE.

Toutes ces pipes allumées piquent l’ombre de points brillants et ressemblent à des essaims de lucioles. Le cri « du feu ! » retentit dans tous les idiomes possibles, et les garçons se précipitent à ces appels polyglottes brandissant un charbon rouge au bout de petites pincettes.

Les familles pérotes s’avancent en clans nombreux dans l’espace laissé libre par les consommateurs assis, habillées à l’européenne, sauf quelques modifications insignifiantes dans la coiffure et l’ajustement des femmes. Les jeunes gens sont mis comme les gravures de Jules David, à l’avant-dernier goût ; on ne les distinguerait d’élégants Parisiens qu’à une fraîcheur un peu trop crue de nouveauté ; ils ne suivent pas la mode, ils la devancent. Chaque pièce de leur ajustement est signée d’un fournisseur célèbre de la rue Richelieu ou de la rue de la Paix ; leurs chemises sont de chez Lami-Housset ; leurs cannes de chez Verdier ; leurs chapeaux de chez Bandoni ; leurs gants de chez Jouvin ; quelques-uns cependant, de famille arménienne la plupart, portent la calotte rouge à gland de soie noire, mais c’est le petit nombre. L’Orient n’est rappelé dans cette réunion que par quelque Grec qui passe, rejetant les manches de sa veste brodée et balançant sa fustanelle blanche évasée comme une cloche, ou par quelque fonctionnaire turc à cheval, suivi de son cawas et de son porte-pipe, qui revient du Grand-Champ et regagne Constantinople en se dirigeant vers le pont de Galata.

Les mœurs turques ont déteint sur les mœurs européennes, et les femmes de Péra vivent très-renfermées, — réclusion volontaire, bien entendu ; — elles ne sortent guère que pour aller faire un tour au Petit-Champ et respirer la fraîcheur nocturne ; encore en est-il beaucoup qui ne se permettent pas cette innocente distraction, ce qui ôte au voyageur l’occasion de passer en revue les types féminins du